Un vieux hibou ferma les yeux sur les agitations des hommes ; ceux-là faisaient tellement de bruit que les mulots avaient tous déguerpi.
À couvert, Jack contourna la cabane. Wilson ne devait plus être loin. Il attendit de longues secondes, épia, n’entendit rien de suspect, approcha lentement, chercha des ombres ennemies sous la lune, épia de nouveau, et s’arrêta à dix pas de la cabane. La lumière filtrait toujours depuis la lucarne. Il lui sembla distinguer une silhouette dans la pièce : impossible d’en déterminer l’identité.
Fitzgerald chercha la bonne respiration. Son instinct le mettait en garde. Mais de quoi ?
Son pouls devint plus régulier. En quelques enjambées, il parcourut la distance qui le séparait de la porte. D’un coup de pied, le policier fit sauter les pauvres gonds et jaillit dans la pièce, arme au poing. Son index se contracta sur la détente : face à lui, assis à une table de bois miteuse, Zinzan Bee.
Le sorcier maori eut un vague geste de bienvenue.
— Je vous attendais, capitaine.
Jack fit un brutal panoramique : c’était une pièce sale, avec deux grands placards, une étagère où s’entassait la vaisselle d’un autre temps, un évier à l’eau jaune, toutes sortes d’ornements maoris accrochés aux murs et une couche immonde posée à même la terre battue.
Un piège. Zinzan Bee les avait menés dans un piège. Jack tira deux fois. Une balle se ficha dans chaque placard.
Le rire du Maori ponctua le lourd silence qui suivit.
— Je ne me cache pas dans les placards, monsieur Fitzgerald !
Il pointa son arme sur la poitrine couverte de tatouages. Zinzan Bee n’esquissa pas le moindre geste quand il s’approcha pour jeter un regard inquisiteur sur sa cheville : celle-ci était ornée d’un cercle bleuâtre semblable au tatouage de Tuiagamala.
— Maintenant, tu vas me dire ce que tu sais, grogna-t-il. Je te préviens, je ne suis plus patient. Plus du tout.
— Mais bien sûr, capitaine. Que voulez-vous savoir ?
Bee était trop sûr de lui. Ses mains baguées gravitaient loin de son gilet de cuir mais Jack se tint contre le mur afin d’éviter toute mauvaise surprise.
— Tuiagamala, c’est un mangeur de chair humaine ?
— Si l’on veut.
Le Maori jouait franc jeu. Il devait se sentir fort. Jack se demanda où était Wilson.
— C’est toi qui l’as initié ?
— Je ne mange pas de chair humaine, rétorqua-t-il dans un sourire glacé.
— Réponds.
— Je l’ai initié aux rites de nos ancêtres mais il voulait aller plus loin…
Fitzgerald serra les dents.
— C’est un meurtrier. Tu l’as cautionné, que tu le veuilles ou non. Maintenant tu vas me raconter son histoire. Je n’hésiterai pas à te descendre.
Le chaman prit une longue inspiration. Le ton qu’il adopta était d’une étrange tranquillité.
— Tuiagamala est issu des terres retirées, celles que votre gouvernement a laissées à nos ancêtres il y a plus d’un siècle. Une terre pauvre, sans avenir mais non sans âme. Tuiagamala est né monstrueux. La consanguinité de notre autarcie forcée ne l’a pas épargné. Très tôt les siens l’ont rejeté, par honte, et puis il effrayait les femmes, les plus jeunes le chassaient…
— Accouche.
— Hum, soupira Zinzan sans se départir de son air supérieur. Son esprit malade a fait une sélection des événements et des rites qu’on continuait malgré tout à lui inculquer : avec le temps, il s’est inventé sa propre histoire. C’était pour lui une question de survie. Alors à son tour il a rejeté sa mère, sa famille, et devint Tané, l’esprit des bas-fonds où rôde et règne le mangeur de chairs mortes.
Un frisson macabre erra dans la pièce. Jack cala la crosse de son revolver. Bee poursuivit son histoire :
— Tuiagamala finit par s’éloigner de son village, hanté par ses rêves nocturnes. Il a ainsi erré sur les routes en quête d’un sanctuaire. Après des semaines de vagabondage, il s’est réfugié dans cette forêt. Seuls quelques bûcherons le connaissaient et, par pitié sans doute, le laissaient braconner. C’est ainsi que je l’ai rencontré, misérable créature aux ornements grotesques — répliques hallucinatoires des récits de son enfance où les prêtres revêtaient robes et tatouages pour honorer les dieux. Tuiagamala avait déjà commencé son initiation, mais il lui fallait un maître de cérémonie, un guide à travers l’engrenage spirituel qui le précipiterait définitivement du côté des dieux malins… Tané, le guerrier furieux qui marche dans l’ombre. Alors, il entendrait pleurer l’esprit des étrangers…
Zinzan Bee se tut. La sueur perlait sur son front tatoué. Sa grande natte brune émergeait de son crâne chauve pour retomber dans son dos. À quelques pas de là, le canon du .38 toujours rivé sur sa poitrine, Fitzgerald grimaçait.
— Oui, je l’ai initié, poursuivit le Maori. Ce pauvre être avait besoin de moi, et les dieux le réclamaient. Non pas les dieux d’aujourd’hui, ces pitres qui sont les vôtres, mais ceux de nos ancêtres, avant l’arrivée de Tuti, votre capitaine Cook. Ainsi, Tuiagamala devint Tané, le Mal dont chaque civilisation a besoin comme repère. Car, sans notion de bien et de mal, quelles barrières fixer à son peuple ? La symbolique est simple, monsieur Fitzgerald. Elle est la même que la vôtre, quoique plus primitive. Vous avez chassé les dieux multiples que nous honorions mais certains sont revenus. Car ceux que vous nous avez proposés en échange avec la cohorte de missionnaires débarqués sur notre terre ne nous ont finalement apporté que chaos, désorganisation du lien social et familial, mort des croyances, désolation et chômage… Aujourd’hui, certains d’entre nous, esclaves d’hier, reviennent aux anciennes formes de vie, de croyances… Nous honorons nos dieux en secret, loin de vos villes criardes et perverses où nous n’avons nulle place…
Le triomphe saillait de ses pommettes ; cet homme se croyait invincible. D’immortel, il n’y avait qu’un pas. Jack savait que les hommes étaient des sots, inventeurs de contradictions qu’ils étaient incapables d’assumer. L’aspect spirituel lui échappait : les Grecs n’avaient pas fait tant de manières. Ils se servaient de leurs divinités selon l’occasion. Il expulsa un soupir dégoûté.
— Pauvre fou. Tu me donnes vraiment envie de vomir…
Son index jouait sur la détente quand un coup de feu retentit : il provenait du dehors. Aussitôt, le policier se plaqua contre le mur, un œil sur Bee, l’autre sur la fenêtre. Il cria par la lucarne à moitié démolie :
— Wilson !
Silence. Juste le bruissement des arbres. La nuit se tenait tranquille, avec ses ombres angoissantes et ses mystères. Un piège. Fitzgerald visa le sorcier au front. Bee ricanait.
— Tu me dis ce qu’il se passe, tout de suite ! il menaça.
Zinzan ne fit pas le moindre geste. Seuls ses sourcils bougèrent. Un signe que Jack interpréta dans la seconde : il y eut un bris de glace et une succession de cris. Un homme passa à travers la fenêtre et se réceptionna sur le sol dans un athlétique roulé-boulé : Ieremia, le flic de Surfdale.
Jack l’accueillit par une volée d’acier : la balle traversa l’épaule du flic avant de se ficher contre l’os. Ieremia fut projeté en arrière, la clavicule pulvérisée. Au même moment, Zinzan Bee bascula sur sa chaise et se laissa tomber en arrière : la seconde balle siffla à hauteur de tête, mais s’écrasa sans dommage dans le placard. Bee se faufila entre les chaises.
Le policier pivota sur lui-même et visa la porte : deux hommes venaient de faire irruption dans la cabane tandis qu’un autre sautait par la fenêtre brisée. Il tira ses dernières balles sur les cibles mouvantes, touchant un Maori de forte corpulence à l’abdomen, l’autre à la boîte crânienne. Les guerriers s’effondraient sur la paillasse sale quand il ressentit une douleur vive à son poignet droit. Il releva les yeux et reconnut un des hommes croisés dans le bar de South Auckland : le guerrier brandissait un bâton traditionnel, celui qui venait de cogner son bras armé.