Jack avait du mal à voir, la tête lui tournait.
On amassa des branchages dans les cendres froides. Après quoi on jeta les corps des deux policiers à même le charnier. Trop faible, Wilson plongea tête la première dans la fange sans pouvoir se dégager. Jack extirpa sa nuque pour respirer un peu d’air.
Les guerriers ne faisaient plus attention à lui. Térii, vêtu du maro sacerdotal, peint de jaune et poudré de safran, marchait à la manière des incantateurs, le torse nu pour découvrir le tatu des maîtres-initiés :
— Que les dieux qui se troublent et s’agitent dans les neuf espaces du ciel de Tané m’entendent, et qu’ils s’apaisent ! rugit-il dans la nuit hallucinée.
Il présenta une fiole à Zinzan Bee. Le maître de cérémonie avala une large goulée du liquide épais avant de la donner à ses disciples qui, à leur tour, burent la drogue. Bientôt, chacun fut pris de convulsions. Les corps se tordaient sous la lune, Jack, vautré dans le charnier, tenta de se dégager mais ses liens étaient trop solides. À ses côtés Wilson bougeait encore, à moitié étouffé par les cadavres d’animaux en putréfaction.
Quand les Maoris cessèrent leurs spasmes, une lueur de folie pure dévorait leur visage peint. Ces hommes n’avaient plus rien à voir avec le monde alentour, ni même le souvenir de ce que furent leurs ancêtres. La drogue les avait rendus fous.
On mit le feu aux branchages : Jack comprit que le brasier leur était destiné. Très vite, les flammes crépitèrent sur le bois mort. Térii présenta une écuelle à Zinzan Bee : du poison pur.
Deux guerriers saisirent Wilson et le relevèrent. Le malheureux respirait faiblement. Jack se débattit, en vain. Un cri effrayant perça l’air. Il releva la tête : Wilson, que l’on maintenait debout malgré sa grande faiblesse, hurlait de douleur. Térii venait de lui ouvrir le poitrail à l’aide d’un couteau et enfonçait maintenant le poison dans la plaie ouverte.
On nageait en plein délire. Fitzgerald tira de toutes ses forces sur ses liens, sans résultat. Wilson agonisait ; il vomit un liquide verdâtre qui provenait de sa bile, le corps tétanisé par la douleur laissant suinter un mélange de sang et de pourriture. Jack détourna les yeux.
Wilson expira dans un long râle.
Les guerriers psalmodiaient des incantations maléfiques. Térii commença à dépecer la victime : s’aidant d’une lame effilée, il ouvrit de l’aine jusqu’au thorax le corps encore brûlant du jeune policier. Puis, il extirpa les entrailles où se mêlaient sang chaud et défécations, viscères et appareil digestif, les tendit en signe de victoire avant de les jeter dans le feu sacré.
Ils ne mangeaient que les parties nobles.
Jack maudissait entre ses dents quand un coup de feu claqua depuis la forêt d’épineux. Le corps d’un guerrier tomba d’un seul bloc dans le charnier où il se débattait. Une balle s’était fichée dans le dos du Maori, faisant éclater une omoplate sous l’impact.
Les guerriers se mirent à plat ventre et se lancèrent une série d’invectives. C’était le moment ou jamais. Jack fit un effort terrible pour se hisser sur ses jambes. Ieremia voulut s’interposer mais un nouveau projectile siffla à ses oreilles, l’obligeant à se coucher : le flic de Surfdale gémit quand sa clavicule déjà fracturée frappa le sol épineux.
D’un bond, Fitzgerald se jeta dans le feu où grillaient les viscères de Wilson.
Rampant à couvert, Zinzan Bee hurlait les ordres. Térii glissa jusqu’aux fougères et se trouva bientôt à l’ombre de la lune. La mort changeait de camp.
Deux guerriers se dispersèrent. Ieremia, toujours à terre, saisit la jambe de Jack et l’attira vers lui de sa main valide. Le policier s’était jeté dans les flammes et livrait ses poignets noués à l’épreuve du feu. Les brûlures lui arrachaient des larmes tièdes mais il tiendrait bon. D’un coup de talon rageur, il repoussa Ieremia, agrippé à sa jambe, tandis qu’une série de balles faisait voler la terre alentour. Ann devait se situer quelque part dans les fourrés, il fallait se hâter : désormais dispersés, les guerriers ne tarderaient pas à la prendre à revers.
La peau de ses poignets avait commencé à se consumer mais les liens finirent par se déchirer : il était libre. Libre. La sensation fit grimper en flèche son taux d’adrénaline. Il se jeta à la gorge de Ieremia et roula avec lui dans une étreinte capricieuse. Trouvant l’ouverture, Fitzgerald enfonça son doigt dans la plaie du Maori : un sang tiède jaillit de la blessure encore fraîche. Il sentit même la balle, encore coincée contre la clavicule en morceaux. Sur l’instant, il ne ressentit rien. D’une brutale clé du bras, Fitzgerald lui cassa le cou. Les vertèbres de Ieremia cédèrent et son corps devint subitement tout mou.
Jack se releva, à moitié fou : ses poignets étaient brûlés, sa tête lui faisait mal et l’effort fourni pour se débarrasser de Ieremia le rendait fébrile. À ses pieds, la fiole ingurgitée par les tueurs s’épanchait. Les coups de feu avaient cessé et la clairière était étrangement déserte. Il rassembla ses forces pour hurler dans la nuit :
— Attention, ils cherchent à te contourner ! Déplace-toi, vite !
Sans attendre de réponse, il saisit le bâton de combat qui traînait à terre. Trop faible pour courir, Jack tituba vers le bush où venaient de disparaître Zinzan Bee et sa clique. La tête lui tournait. Sans arme, il n’avait aucune chance contre des combattants aguerris. Le policier fit alors demi-tour et se pencha sur le sol : il restait quelques gorgées de drogue dans la fiole. Il avala le tout.
Le liquide épais commença par brûler son œsophage. Un spasme violent parcourut son corps et le jeta les deux genoux à terre. Le goût était atrocement amer mais une chaleur inconnue lui fit l’effet d’une bombe. Il avait des braises dans l’estomac. Un fantastique coup de fouet le propulsa sur ses jambes : chien maintenant complètement enragé, il courut vers les épineux.
Quelque part sur sa gauche, deux coups de feu claquèrent, vite suivis par un cri de femme. Jack pensa aussitôt à Elisabeth, à son appel. La drogue le possédait. Dès lors, il fallait tuer. Le bâton à la main, il sauta par-dessus les fourrés et courut. Dans sa tête, un vide profond de vingt-cinq ans. L’appel d’Ann n’était qu’un lointain écho.
Un guerrier tapi dans le noir surgit alors des étoiles. Ayant senti le danger, le métis bloqua l’attaque à l’aide de son bâton et jeta son crâne dans le nez du tueur : les cartilages cédèrent mais il riposta aussitôt, touchant au ventre. Fitzgerald recula sous l’impact mais resta en position, prêt à affronter l’ennemi. Le jeune Maori qui lui faisait face n’avait pas vingt ans. Il tourna autour du flic en grognant dans le dialecte de ses ancêtres. Jamais Fitzgerald n’avait ressenti ça. Il frappa dans le vide et sentit siffler la mort juste au-dessus de sa tête. Soudain le bâton qu’il tenait vola littéralement de ses mains ; le Maori, plus habile, se ruait maintenant sur lui, les yeux rougis par la peur. Jack se protégea derrière un tronc, pivota et frappa de plein fouet le genou de son agresseur : la rotule fêlée, le Maori vacilla et, hagard, ne réussit pas à éviter la semelle suivante, qui lui détruisit le nez. En réponse aux lourdes larmes affluant aux yeux du guerrier, Fitzgerald décocha un terrible uppercut au menton. Sa technique de boxe n’avait pas pris une ride. L’homme lâcha son arme mais ne tomba pas. Quelque chose le faisait mourir debout.
Le policier s’empara de la massue à terre et l’écrasa sur sa tête. Alors seulement, le mangeur d’homme daigna s’affaisser. Il frappa pourtant de nouveau, avec la même violence, laissant apparaître une masse étrange, gluante. Jack n’entendait plus rien : enivré par la drogue et sa propre folie, il ne voyait qu’une bête frappée à mort — car alors c’était lui, le meurtrier de sa famille.