Elle comprit pourquoi ce type était aujourd’hui à moitié fou : un crime injuste avait été commis et, fait essentiel dans la psychose du policier, les corps pourrissaient quelque part. Cet homme ne pouvait pas mourir avant d’avoir retrouvé leurs cadavres.
Avec compassion, elle approcha son visage des innombrables photos qui couvraient les murs : la femme de Jack était partout d’une beauté aimable, souriante, en vie. Pas du tout une beauté fatale, non, une beauté magistralement banale. À vue de nez, Elisabeth aurait aujourd’hui quarante-cinq ans. Le bébé, lui, ressemblait à tous les petits d’hommes en route pour des lendemains incertains. Ses cheveux presque blonds avaient la fraîche innocence de leur mère.
Un détail étrange attira son attention. Ce fut d’abord comme un pincement au cœur, une angoisse latente qui se transforma en certitude.
Ann jeta alors un regard horrifié sur les photos. Ses jambes flanchèrent. Elle se retint au mur. Trouble. Tout était trouble.
Le téléphone sonna à cet instant précis.
Craignant le réveil de Jack, elle décrocha le combiné. Ses lèvres tremblaient de dégoût, elle ne pouvait plus parler.
Une voix pressée l’en dispensa : celle d’Osborne.
Waitura sortit de sa terrifiante léthargie. Elle retint son souffle tandis que le policier l’informait des dernières nouvelles : un camion venait de quitter l’abattoir de Devonport en détruisant tout sur son passage. Au fur et à mesure qu’Osborne entrait dans les détails de cette curieuse affaire, le visage d’Ann blêmit. Vite. Faire vite.
Elle était à bout de nerfs mais la cocaïne l’aidait à tenir le choc. Le jeune flic était comme toujours prêt à tout. Ann aussi.
— Surtout pas un mot à qui que ce soit ! glapit-elle. Mets cette affaire en code rouge. Notre mission doit absolument rester confidentielle.
À l’autre bout du fil, Osborne laissa passer un blanc.
— En code rouge, vous êtes sûre de ce que vous faites ? Et Jack ?
Waitura serra les dents. Non : surtout pas Fitzgerald.
Elle prit une terrible décision.
Sa voix dit :
— Fais ce que je te dis !
Mais elle ne l’entendait déjà plus.
14
Le pic-vert qui se croyait propriétaire du jardin piqua une colère à la fenêtre de la maison. Depuis trois jours, Jack avait dormi une poignée d’heures et, après le cauchemar de la veille, s’était laissé aller à un sommeil cotonneux. Le pic-vert se chargea de le réveiller sans sommation : debout là-dedans.
Il se dressa sur son séant, l’esprit embrumé. La drogue lui laissait un goût de médicament dans la bouche et une barre sur le crâne. Aussitôt sa cuisse blessée lui asticota les nerfs. Les souvenirs affluaient un à un. Ses poignets étaient bandés. Il jeta un œil fiévreux sur l’oreiller à ses côtés : Ann avait disparu. Ce n’était pas une surprise. L’inverse aurait laissé un espoir à leur relation. Or il n’y avait jamais aucun espoir à ses relations.
Le policier regarda sa montre : midi. Le ciel était bas, les nuages venus en masse pour protester contre cet été trop lourd. Il regretta d’avoir tant dormi. Sa cuisse le lançait plus qu’hier soir. Pour une fois, il bénit la boîte automatique de sa voiture qui malgré tout lui permettrait de conduire. Il souffrit en passant un sous-vêtement. Après quoi, il se dirigea vers le bar de la cuisine et constata qu’un litre de café attendait au chaud. Ann avait pensé à lui. C’était déjà ça. Il but de larges goulées de ce liquide qu’il aurait souhaité plus épais et traîna la jambe jusqu’à la petite table du salon. Le combiné était décroché.
Mauvaise impression. Jack clopina jusqu’au bureau et vit que le combiné du deuxième téléphone pendait également dans le vide : pourquoi Ann avait-elle fait ça ? Pour le laisser dormir ? Et qu’avait-elle fait ici, dans son bureau ?
Il raccrocha les combinés, l’esprit embrumé. Puis, considérant qu’il ne ferait rien de bon avant de prendre une douche, il arracha son pansement et s’organisa sous la poire. La blessure était nette, chaque mouvement lui arrachait un rictus, mais Ann l’avait parfaitement recousue. L’eau de la douche fit saigner les croûtes, il s’en foutait. Revigoré, Jack posa une nouvelle bande. Depuis deux minutes, il pensait à Eva. Où était-elle en ce moment ? Pensait-elle à lui ? Savait-elle qui il était ?
Fitzgerald se rendit compte qu’il n’avait toujours pas prévenu les services de police à propos d’hier. Il y avait pourtant des corps à ramasser… Il pensa de nouveau à Eva. Bien sûr : Bashop s’occupait de son affaire. Et Jack n’oubliait pas qu’elle était coupable : il avait menti à Hickok pour la sauver mais le sergent et le procureur du district ne tarderaient pas à deviner la vérité.
Il fallait faire quelque chose, à commencer par se tenir au courant. Il téléphona au bureau central et demanda Bashop à la standardiste stagiaire. On lui passa tout de suite la ligne.
— Fitz ! Bon Dieu, où étiez-vous ? On essaie de vous avoir depuis hier soir mais vous étiez injoignable ! Le téléphone était toujours occupé et…
— Qu’est-ce qui se passe ? coupa-t-il.
Le rapport d’autopsie de Mc Cleary concernant la mort d’Helen Mains est formel : la même lame de rasoir a coupé la main d’Edwyn White et scalpé le pubis d’Helen. L’homme qui accompagnait Eva White la nuit du décès de son mari a donc commis ce double meurtre, affirma Bashop. Et certainement celui de Carol. Notre tueur en série est un petit malin et un grand séducteur car Eva White a disparu.
— Quoi ?
— Elle a quitté sa maison depuis au moins vingt-quatre heures. La petite salope nous a filé entre les doigts. Aucun témoin, mais une de ses voitures n’est plus là : une Jaguar vert anglais. Quant au type qui l’accompagnait le soir du meurtre, on a interrogé les serveurs du restaurant : ils ne l’avaient jamais vu mais, toujours d’après les serveurs, cette tierce personne semblait très amie avec le couple. Ce mystérieux personnage serait un homme de trente à trente-cinq ans, un mètre quatre-vingts, les cheveux châtains, yeux clairs, séduisant. Nous ne pensons pas qu’Eva White ait tué son mari : elle n’aurait jamais eu la force de passer le corps d’Edwyn par-dessus la balustrade du deuxième étage. Elle avait donc un complice. À coup sûr l’homme du restaurant. Il n’est pas fiché dans nos services mais avec le portrait-robot, nous ne tarderons pas à le trouver. Le mobile des meurtres reste flou mais l’homme qui a tué et mutilé Helen Mains a aussi assassiné Edwyn White…
Jack avait retenu son souffle.
— Eva White est innocente, expulsa-t-il d’une voix blanche.
— Elle est au moins complice du meurtre de son mari, renchérit Bashop sans se démonter. D’après Mc Cleary, la mort d’Edwyn White a été provoquée par le choc d’un objet rond contre les cervicales, brisant net le cou du défunt. Le reste n’est que mise en scène. Le scénario que nous avons élaboré est le suivant : Eva rencontre X, notre tueur en série. Elle tombe amoureuse de lui. X rencontre Edwyn dans un restaurant, puis, sympathisant avec le mari, décide de les suivre à la propriété des White. Là, X tue Edwyn. Eva est complice. Ils font croire à un meurtre mais X n’en est pas à son coup d’essai. Profitant de son effet de séduction sur Eva, il la persuade de quitter Auckland. Elle accepte, sans savoir à quel monstre elle a affaire, signant ainsi son arrêt de mort. Aujourd’hui la pauvre fille est peut-être déjà décédée. Il faut la retrouver.