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— Une piste ? demanda-t-il en cachant mal sa nervosité.

— Oui. Sérieuse. L’homme qui accompagnait les White au restaurant se déplaçait en moto. Coup de chance, le portier est un type plutôt observateur : la moto était immatriculée dans la province d’Auckland. Comme Eva White reste introuvable en ville — on a vérifié auprès de ses amis —, il est probable qu’ils soient partis pour la campagne. Un coin retiré où ce salaud pourra commettre ses méfaits en toute tranquillité…

— Vous avez vérifié dans la famille d’Eva White ? siffla Jack avec une énorme boule d’angoisse dans la gorge : la réponse conditionnerait le reste de sa vie.

— Pas de famille. C’est une orpheline.

La voix de Bashop résonna dans sa tête. Maintenant, c’était sûr.

Eva.

Le reste se perdit dans l’abîme de son cerveau.

Bashop ajouta, comme dans un rêve :

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant, capitaine ?

— Envoyez une équipe à Waikoukou Valley. Vous trouverez une cabane de bûcheron au bout du sentier forestier et un charnier un peu plus loin.

— Un charnier ? s’étrangla le sergent.

— Avec plusieurs corps. Certains non identifiés. Ratissez le coin, il y a des cadavres plein la forêt.

— Quels cadavres ?

— Des Maoris. Ne traînez pas.

— Mais… et la fille ?

— Je m’en occupe.

Fitzgerald raccrocha, blême. Ses mains tremblaient. Eva. S’il touchait à un de ses cheveux… Non : elle ne pouvait pas mourir deux fois.

Il s’habilla en serrant les dents, passa une veste légère et enfila un nouveau .38 dans le holster. Ann avait gardé le .32.

Avant de claquer la porte, il s’envoya une ligne de coke et en fourra quelques grammes dans sa poche : il avait besoin d’un remontant et sa cuisse lui faisait trop mal.

Dehors, les mouettes hurlaient en tombant dans le vide de son âme.

15

John enfonça ses chaussures dans le sable brun de Karekare. Il venait de quitter l’atelier secret où reposaient ses tourments picturaux et errait comme tous les matins sur la plage. Eva dormait toujours. Combattant la chaleur, le gros rocher planté dans la mer s’aspergeait de vagues épaisses. L’homme chassa quelques oiseaux familiers du bout du pied. Il ne se méfiait que des humains ; ils lui avaient volé ses rêves de gosse et, en échange, lui avaient rendu des cauchemars pour adulte. Là, il léchait des sexes masculins énormes sous les yeux effarés d’une fille qu’il aimait plus qu’une fée… John n’avait jamais supporté son homosexualité latente. Il se dégoûtait. Son impuissance à aimer Eva le consumait lentement. Pour vaincre, il était prêt à tout. Chez lui, nul repos. Le tourment gardait le parfum funèbre des amours dépecées. Malgré ses faiblesses, il savait qu’un homme sans amour ne valait guère plus qu’un imbécile heureux. Alors il suivrait les signes. La vie en est placardée. John et Eva. Deux noms courts, comme la vie : oui, c’était bon signe…

Il s’adossa dans les reins d’une dune. Le manque de sommeil commençait à se faire sentir. Le sentiment qu’Eva ne lui survivrait pas aussi.

Le visage alangui par la brise du Pacifique, il plongea tête la première dans un sommeil sans fond : à mi-chemin, les cachalots livraient des combats titanesques aux calmars dont l’envergure dépassait la taille des baleines bleues…

Eva s’éveilla de mauvaise humeur : John avait disparu du lit et un mauvais pressentiment lui faisait traîner les pieds jusqu’à la cuisine. Elle passa une chemise tire-bouchonnée sur le dossier d’une chaise avant de prendre un café noir sur la terrasse. Toute la nuit, elle s’était sentie épiée. Dans les méandres de son inconscient, Fitzgerald la poursuivait et son but était clairement déterminé : lui couper la tête. Oui, un mauvais pressentiment…

Eva ne savait pas si elle était recherchée par la police, si sa disparition était passée aux yeux du monde comme une dérobade, le baroud d’une veuve éplorée partie noyer son chagrin sur un bord de mer tropicale, ou si au contraire elle et John n’étaient passés que pour de vulgaires meurtriers amateurs au regard d’enquêteurs déjà lancés à leurs trousses avec mandat d’arrêt international. À vrai dire, elle s’en foutait. Edwyn n’apparaissait plus qu’en pointillé dans son esprit tout à John. Ce drôle de type avait éveillé en elle un désir inédit — ce n’était pas le moindre de leurs paradoxes. Par sa touchante et pathétique maladresse, il comblait le vide psychique de son corps si souvent livré aux sexes masculins choisis par son mari. John n’était pas de ceux-là. La sauvagerie néophyte de son approche physique l’avait encouragé à se livrer. Pour l’aider à se sauver, elle donnerait tout — sa vie n’avait de toute façon jamais eu beaucoup d’importance. Il lui avait montré que l’amour existait, même mal. Évidemment, cet homme restait un mystère total qui, à ses rares moments de lucidité, l’effrayait. Il y avait en lui une lueur spectrale, un sentiment d’autodestruction tapageur qui plaidait en faveur d’un fou. Mais elle n’y comprenait rien en matière d’âme masculine. Elle était là pour guérir. Pour se guérir.

La jeune veuve acheva son café d’un trait. Et si John ne revenait pas ? Et s’il ne revenait jamais ?

Le bol de café échoua sur la table de la terrasse. Plus loin, Karekare tendait ses vagues, l’air sabrait la plage comme un champagne tiède.

C’était un vendredi : elle décida de lui sauver la vie.

Les oiseaux pivotaient sous les risées du large. Eva courut très vite vers la tache brune qui se dessinait dans les dunes. On l’avait déjà trop abandonnée : le perdre serait au-dessus de ses forces. Dorénavant, c’était lui ou rien. Et rien ne lui faisait plus peur.

Quand elle arriva, hors d’haleine, John reposait dans le souffle du Pacifique, endormi. Eva se rétracta aussitôt : un pansement taché de sang entourait son poignet. Elle se laissa tomber sur le sable. Rien ne serait facile. Sans même chercher à le réveiller, elle ôta le pansement et découvrit la blessure avec un rictus déplaisant : l’entaille était nette, profonde, la veine sectionnée. Le vent se leva d’un coup. Un encouragement : vas-y. Alors elle embrassa ce poignet taillé, cette peau déchirée, ce sang mort. Plus de dégoût, plus de pudeur. Petite bête chaude et curieuse, sa langue chercha entre les fils qui enserraient grossièrement la plaie ouverte et fouilla à même la blessure. John tressaillit : Eva semblait goûter son sang.

Quand elle releva la tête, un sourire presque cruel bâillait au-dessus de lui, de l’hémoglobine sur les lèvres comme un cosmétique primitif. Cette obstination à l’aimer le conforta dans l’étrange sensation qui commençait à poindre. La demande était encore timide mais elle avait le vertige d’exister.

La jeune femme ôta sa chemise et arbora deux seins éclatants de jeunesse. John ne disait rien. Des sons familiers perçaient à l’orée de sa conscience, semant la déroute dans ses sentiments ravalés depuis tant d’années. Des voix, des gens, des images. L’action se déroule sur la Terre : les vagues frappent contre sa poitrine pour qu’on leur ouvre le ventre. Betty a quatorze ans et il l’aime, lui, à peine plus vieux. Mais il l’aime. C’est juré craché sur la plage où le vent emporte tous leurs mots sans même prendre le temps de faire le tri entre les jamais et les toujours. C’est alors qu’il est arrivé, venu ici pour le souiller, lui, allongé. Betty avait pris John en flagrant délit de réalité. Violé par un homme. Un homme, mi-ange mi-bête, qui lui avait révélé sa véritable identité. John avait crié que c’était faux, il avait crié ça sur la plage, en vain. Car c’était lui, l’éphèbe de ses cauchemars. Et Betty était partie mourir un peu plus loin, dégoûtée par ce faux homme qu’elle avait sottement pris pour un charmant prince adolescent. Depuis, l’humiliation avait des teintes bleuâtres dans le fond de la gorge ; elle déversait son haleine fétide sur son visage, celui qu’aujourd’hui Eva serrait si fort pour lui signifier que c’était faux, qu’il était bien un homme et pas autre chose, que ça n’avait plus d’importance maintenant.