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Sous le lustre tiède de la lune, le bal des baisers salés faisait valser les amants à petits pas précieux. Mais le bonheur ne dure pas. Ils pensaient pouvoir le retenir encore un petit peu mais une surprise les attendait.

Une surprise de taille — un mètre quatre-vingt-huit.

16

L’automatique se gara sur le parking de sable bordé par les monts touffus de Karekare. Comme une barrière interdisait l’accès à la plage, Fitzgerald s’extirpa de sa voiture. La nuit tombait.

Toute la journée le policier avait arpenté les environs d’Auckland en contact avec les unités chargées de retrouver les fugitifs. Quant au central, il avait coupé toute émission, n’ayant aucune envie de se justifier auprès de Bashop ou Hickok. Eva était dans les bras d’un type qui avait déjà tué. Qu’il soit ou non le meurtrier de Carol ne l’intéressait plus : seule sa fille avait de l’importance. Ann avait disparu, Wilson était mort et même Osborne ne donnait plus signe de vie.

Il avait commencé par lancer un appel aux flics locaux concernant un individu répondant au signalement donné par Bashop, propriétaire d’une moto japonaise immatriculée dans les environs. Les services concernés s’étaient mis en marche, balayant la province. Si la moto n’était répertoriée nulle part, le portrait-robot établi par Bashop avait mis Jack dans un état de tension permanent : il avait dressé le même à propos de l’homme à la lame de rasoir. La lame de rasoir… Il devait les trouver avant Bashop.

Il avait fouillé la campagne. La cocaïne qu’il s’administrait désormais régulièrement le rendait nerveux. On finit par lui envoyer une suite de noms parmi lesquels figurait sans doute le meurtrier. Procédant par élimination, Fitzgerald avait frappé à plusieurs portes susceptibles de loger l’homme qu’il cherchait. Ceux qu’il rencontra ne correspondaient pas au profil du tueur. Certaines maisons étaient vides et le délabrement avancé repoussait toute possibilité qu’un couple en fuite pût s’y installer.

L’image d’Eva gravitait dans sa tête, symbole flou d’une vie à reconstruire près d’elle si la mort les épargnait. Jack avait hâte d’entendre son histoire, hâte de savoir comment elle avait atterri en Eva White plutôt qu’en Judy Fitzgerald. Si Elisabeth était morte, il lui fallait sauver sa fille, et mettre fin à cette obsession. Pourtant, une foule de détails étranges obscurcissait sa vision de l’affaire…

Il ne lui restait plus que trois maisons à visiter avant d’avoir épuisé son secteur quand une chose singulière le fit tiquer. Il vérifia dans son dossier : une des maisons, située à Karekare, figurait parmi la liste des peintres amateurs dont Osborne avait vérifié l’identité. L’agent avait fait chou blanc : selon lui, aucun peintre n’exerçait dans cette maison, sa présence n’étant fondée que sur des on-dit.

Aujourd’hui, le hasard les rattrapait.

Jack prit une ligne de coke sur le tableau de bord et passa la barrière de bois, la tête pleine de choses rapides. Le coin était isolé, idéal pour se cacher. La maison devait se situer quelque part dans l’obscurité. Il serra son arme et, traînant la jambe, suivit le cours d’eau qui serpentait jusqu’à la plage. La lune le dirigeait, il peinait dans le sable meuble, sa cuisse le lançait. À sa droite, une masse noire grimpait dans le ciel mal luné ; le piton rocheux surplombait une petite maison que l’on distinguait mieux à présent.

Il avança. Seul le bruit des vagues distrayait le silence alentour. La bicoque avait été retapée à la va-vite. Il pressa la clenche de la porte et pénétra dans la pièce. Ça sentait le bois, la poussière et le parfum vanillé d’une femme.

— Eva ? murmura-t-il d’une voix étonnamment douce.

À tâtons, Jack trouva l’interrupteur. Ustensiles usagés, table de cuisine bancale, évier émaillé de taches dues au mauvais écoulement de l’eau… Plus loin, une salle de bains refaite depuis peu jouxtait la chambre-salon. Une robe noire reposait sur le lit défait. Par terre, diverses affaires exclusivement féminines s’épanchaient d’un sac de voyage.

Eva vivait là. Jack reconnut même le pull qu’elle portait le soir de leur rencontre. Sa fille vivait là, sa fille ! Une peur panique lui glaça les os. Et s’il arrivait trop tard, si l’autre l’avait déjà tuée, découpée, torturée ? Il fonça vers la salle de bains : dans l’évier, des traces de poudre faisaient des taches de rousseur sur l’émail. Les marques étaient fraîches : Eva avait utilisé cette poudre quelques heures plus tôt. Le policier rangea son arme et inspecta les placards : des chemises et des pantalons tire-bouchonnés garnissaient les étagères. À vue de nez, l’homme mesurait près d’un mètre quatre-vingts. Son amant. Son tueur.

Il sortit de la chambre et réfléchit : Carol avait rencontré un peintre peu avant sa mort, un type qui la payait en billets de cent dollars. Or, rien ici ne laissait croire qu’un peintre exerçait son art solitaire. Peut-être avait-il un atelier en ville ? Jack en doutait. Un personnage aussi secret ne s’encombrerait pas d’un tel outil de travail. Il songea alors à l’annexe de béton collée à la baraque : cette annexe ne donnait sur aucune pièce de la maison…

Dehors, l’océan grondait. L’annexe de béton était bien mitoyenne à la maison mais aucune porte n’en permettait l’accès. L’entrée se situait forcément à l’intérieur.

Rebroussant chemin, Fitzgerald inspecta les murs de la cuisine, puis ceux de la chambre. À l’aide du revolver, il cogna au jugé. Le mur sonna creux : le passage était là, quelque part sous l’étagère surplombée d’une grande glace aux dorures désuètes. Il passa sa main dans les interstices et finit par actionner un système : l’étagère se décrocha du mur par enchantement mécanique.

Grâce à un système de poulies simple et astucieux, le passage donnait accès à une salle sombre. Celui qui avait monté ça était un petit génie du bricolage. Rien d’étonnant à ce qu’Osborne n’ait pas remarqué.

Le policier grinça des dents pour plier la cuisse et s’engouffra dans le passage. Une odeur de peinture diluée emplissait les lieux. Jack tâtonna jusqu’à l’interrupteur ; bientôt, une faible lumière se diffusa dans la petite pièce. L’atelier était plein de chiffons tachés, de pinceaux, de toiles vierges, avec une palette et une peinture sur un chevalet : dans un frémissement, il reconnut l’image déformée d’Eva.

La toile était lugubre, voire sinistre. Eva était plutôt « réussie » malgré l’expression furtive de son visage mais un indicible sentiment de haine suintait de cette peinture, comme un amour mêlé de rage intense. Il examina la texture de la peinture : du sang.

Fitzgerald se retourna et découvrit avec stupeur que, depuis l’atelier, on voyait la chambre. Une glace sans tain. Voilà pourquoi Carol n’avait jamais vu le peintre qui l’avait prise pour modèle. Le tueur peignait dans cette pièce secrète et demandait aux filles de se tenir dans la chambre : ainsi, il pouvait les regarder sans être vu.

Il fouilla nerveusement parmi les toiles posées à même le mur et trouva vite ce qu’il cherchait : le corps d’une femme lui sauta littéralement à la figure. Celui de Carol Panuula. Cette fois-ci, la preuve était accablante. Tout concordait. Le tueur l’avait peinte peu avant sa mort. Dans quel but ? Jack se remémora les leçons d’Ann Waitura, toute sa théorie sur le tueur : un psychotique se soigne en gardant sa part de délire, et le nourrit. Si le délire disparaît, l’angoisse est en quelque sorte multipliée. Le fait de peindre les femmes dans cette pièce lui permettait de délirer et ainsi de sauvegarder le mince équilibre de son quotidien. Ce type dessinait les femmes car il était incapable de les aimer : évidemment ! Homosexualité, impuissance, peu importait la raison. Les femmes qu’il créait compensaient ses frustrations. Mais le délire ne lui suffisait plus : alors il se vengeait en les tuant avant de scalper leur sexe en guise de trophée. Fétichisme. Dans ce cas, où cachait-il ces scalps monstrueux ?