— Je ne me souviens pas bien, marmonna-t-elle entre ses jolies lèvres. Je crois qu’elle ne me l’a jamais dit…
— Ce peintre, c’était un grand brun ? coupa Jack au hasard (il connaissait l’étrange faculté qu’ont certaines jeunes filles à fabuler et préférait lui sabrer l’herbe sous le pied).
Katy hésita une seconde mais le policier sut qu’il ne s’agissait pas d’un mensonge : juste la déception de ne pouvoir en savoir davantage.
— Non, dit-elle, Carol ne l’avait jamais vu.
— Vous voulez dire qu’elle n’est jamais allée au rendez-vous ? poursuivit Waitura.
— Si, si ! confirma Katy. Mais quand elle posait, elle ne le voyait pas.
— Comment ça ?
— Eh bien, d’après Carol, elle n’avait qu’à se rendre à son atelier, à se déshabiller et à rester là pendant une heure. L’argent était sur la table. Cent dollars. Une somme qu’elle ne pouvait pas refuser si elle voulait quitter l’abattoir…
— Comment pouvait-elle être peinte si l’artiste ne se trouvait pas là ? s’étonna Waitura.
— Alors là, je n’en sais rien ! Peut-être qu’il l’espionnait…
— Y est-elle retournée ?
— À l’atelier ? Je crois, oui… En fait, Carol m’en a parlé la première fois. Elle avait un peu peur. Ensuite, elle ne m’en a plus jamais parlé.
— Et vous trouvez ça normal ?
Katy haussa les épaules.
— Carol aimait garder le mystère sur ses relations. Elle sortait presque tous les soirs mais elle me racontait rarement ce qu’elle avait fait ; sans doute pour aiguiser ma curiosité… J’avoue que je m’en fichais un peu.
Jack comprit qu’une certaine rivalité existait entre les deux colocataires.
— Quand a commencé ce petit manège ? demanda son équipière. Je veux parler du peintre ?
— Il y a un mois, peut-être deux…
— Savez-vous si Carol s’est rendue à l’atelier dimanche dernier ?
— Je crois. Mais je n’en suis pas sûre.
— Vous ne savez pas comment elle a rencontré ce peintre ?
— Non.
— Comment la contactait-il ?
— Je ne sais pas. Peut-être l’a-t-elle vu une fois, ou alors il l’a contacté par téléphone, je… je ne sais pas.
L’insistance de la criminologue le déstabilisait.
— Peut-être n’est-ce que le fruit de votre imagination ?
— De quoi parlez-vous ?
— De l’imagination des jeunes filles, si fertile qu’elle peut parfois déformer la réalité.
— Non, je vous dis la vérité ! s’enorgueillit la gamine, le visage boursouflé de larmes tenaces.
— Savez-vous ce que sont devenus ses tableaux ?
— Non, aucune idée.
— Carol ne s’est jamais étonnée de cet étrange manège ?
— Le fait de poser nue dans un atelier de peinture ? Je vous répète que Carol avait abandonné ses études et travaillait dans un abattoir à cochons. Son but était d’en sortir. Pour ça, elle avait deux solutions. Gagner de l’argent ou trouver un homme qui en ait.
— Vous avez drôlement les pieds sur terre, ma petite ! siffla Jack.
— C’est la réalité, c’est tout. Et Carol n’était pas une idiote.
— Vous ne savez pas si elle avait des rapports avec ce peintre en dehors de l’atelier ? poursuivit Waitura.
— Je n’en sais rien. Carol aimait s’entourer de mystères, je vous l’ai dit.
Les enquêteurs s’adressèrent un regard entendu — ils avaient une piste.
— Bon, passons à autre chose. Qui étaient les autres hommes avec lesquels elle sortait ?
— Ça dépendait.
— De quoi ?
— Elle n’avait pas de petit ami régulier.
— Pourquoi ? insista Ann en griffonnant sur son calepin.
— Écoutez, je n’en sais rien. Carol était jeune et elle n’avait trouvé aucun homme digne de confiance.
— C’est pour ça qu’elle passait de bras en bras ?
— Comme toutes les filles. Ça ne fait pas d’elle une salope !
Et ses yeux se remplirent d’une saine colère.
— Bien sûr, bien sûr… Que savez-vous des autres hommes ? Fréquentait-elle des collègues de travail ?
— Carol me disait que les types de l’usine n’étaient qu’une bande de gros lards, d’alcooliques ou de brutes avec lesquels elle n’avait aucune envie de se mélanger. Mais on n’était pas vraiment intimes toutes les deux, juste colocataires…
Jack imagina tout de suite l’effet que devait faire Carol à l’usine : les filles y étaient rares et son corps provocant devait exacerber certaines libidos. Ajoutez à cela son air de Carmencita en vadrouille et vous trouverez dix types un peu cinglés capables de disjoncter à la première occasion…
— S’était-elle plainte de l’attitude de certains de ses amants ?
— Oui, comme toutes les filles déçues, répondit Katy. Mais jamais de quoi attiser la haine.
— Quel était son dernier petit ami ?
La jeune fille parut hésiter une seconde. Finalement, elle dit :
— Je ne sais pas.
Jack intervint, soudain menaçant :
— Tss ! Pas de ça avec moi, petite !
Katy resta comme hypnotisée par le regard brûlant du policier. Il faisait presque peur.
— Le… le barman d’une boîte de nuit.
— Quelle boîte de nuit ?
— Le… Sirène.
— Son nom ?
— Pete, je crois.
— Le voyait-elle régulièrement ? insista Jack, relayant sa partenaire.
— Non, c’était tout frais comme relation. Et d’ailleurs, ça n’a pas duré longtemps.
— Vous voulez dire qu’elle ne sortait plus avec ?
— Oui.
— Depuis quand ?
— Depuis peu, je crois…
Les oreilles rougirent derrière ses mèches blondes. Jack avait ce qu’il voulait.
— Carol tenait-elle un journal intime ? renchérit Waitura.
— Pas que je sache.
Alors seulement, la criminologue commença par le début :
— Quand avez-vous vu Carol pour la dernière fois ?
— Hier. Elle est rentrée ici et s’est changée avant de repartir, vers sept heures. Elle ne m’a pas dit où.
— Comment était-elle habillée ?
— Une petite robe rouge, des escarpins… (La description correspondait.) Je peux vous assurer qu’elle sortait.
— Quel véhicule utilisait-elle hier soir ?
— La Ford qui est dehors.
— Vous ne l’avez pas entendue ramener la voiture ?
— Non, je dormais.
— Bon, ne touchez plus à la Ford, souffla Fitzgerald. J’envoie une équipe pour relever les empreintes.
La jeune fille acquiesça.
— Maintenant, j’aimerais voir la chambre de Carol…
— Dans le couloir, la première à droite…
Le policier se leva tandis qu’Ann engageait l’interrogatoire sur leurs habitudes respectives.
Il pénétra dans une pièce de taille moyenne où se répandaient les effluves de parfum bon marché. Si on reconnaît le caractère d’une personne à sa chambre à coucher, Carol semblait plutôt souillon pour une gamine éduquée à l’école catholique ; des vêtements traînaient sur la moquette, le lit s’étendait, draps ouverts, à même le sol. Dans un cendrier de coquillage trônaient des mégots de pétards et de cigarettes blondes. Près du lit, une revue féminine était ouverte à la page des cosmétiques : là, une jeune métisse souriait, du rouge plein les lèvres.