Le vent hurlait depuis le large. Eva courait comme un automate. John la tirait par la main. Dans l’obscurité, le flic les sommait de s’arrêter mais sa voix se perdait sous leurs pas chaotiques : encore quelques mètres et ils atteindraient la Jaguar. Elle piétinait, ses jambes ne la portaient plus que par habitude et son visage avait perdu sa formidable vitalité.
John ouvrit les portières de la voiture, poussa Eva sur le siège et prit le volant. Il écrasa la marche arrière et fit un rapide demi-tour sur le sable. Au-delà du pare-brise, la route grimpait en épingle vers la corniche. Eva ne disait plus un mot, les mains posées sur ses genoux de petite fille sage. Machinalement, John regarda la jauge d’essence. Coup de tonnerre : elle était vide. Désespérément vide. Il fonça.
Fitzgerald geignait : marcher dans le sable avec une blessure à vif dans la cuisse n’était pas une partie de plaisir. Il avait cent mètres de retard sur les fuyards et une forte envie de vomir. Chaque pas lui coûtait deux ans de vie en moins : encore un petit effort, la Toyota attendait là-bas. Eux venaient de déraper sur le parking, un peu plus loin sur la droite. Il ne pouvait pas tirer : l’obscurité était leur alliée, Eva son bouclier et la fatigue mauvaise cible.
Quand le policier atteignit son véhicule, la Jaguar venait de passer devant lui, en l’aveuglant de ses phares.
Il poussa un cri en se jetant sur le siège : sa blessure venait de se rouvrir.
L’automatique ronronna. La suite fut plus brutale : Jack passa la vitesse de côte et fit hurler le moteur. Il savait qu’une saloperie de japonaise n’aurait jamais raison d’une anglaise bien huilée. De rage, il écrasa l’accélérateur. Un peu plus haut, deux yeux rouges luisaient avant de disparaître au gré des virages. Ils n’avaient pas beaucoup d’avance. Jack ne les lâcherait pas, saloperie de japonaise ou non.
Crispé au volant de la Jaguar, John poussait les rapports en enfilant les lacets. Assise près de lui, Eva semblait dépassée par les événements. Elle dit :
— John… Dis, c’est vrai ce que disait le flic ?
L’homme ne répondit rien. Son sourire resterait une énigme. La route sinueuse les menait vers la lune. Eva se frotta le nez.
L’inconscience de leur fuite avait éveillé en eux un fol espoir de vivre. Coupés de la réalité, survivant d’illusions, ils s’étaient réinventé le monde. Mais ce soir ils sentaient bien que les dieux étaient morts. On les avait bel et bien abandonnés. Dans le rétroviseur, les phares de la Toyota apparaissaient par intermittence, s’accrochaient à eux comme des limaces sanguinaires.
John se demanda si Fitzgerald aussi avait peur, si Eva avait toujours envie de crever en lui comme une bulle. Encore quelques lacets et ils atteindraient la route de Piha…
— John… Où on va ?
La voix d’Eva était toute petite, son mètre soixante-quinze recroquevillé sur le siège de la voiture. Il chuchota :
— Tu m’aimeras toujours ?
Elle changea de ton. Son visage s’éclaircit :
— Oh ! John ! John, mais qu’est-ce que tu crois ?! (Une énergie foudroyante irrigua ses veines.) C’est pas un flic qui va nous séparer. Fonce ! Putain, défonce tout mais emmène-moi, ne me laisse pas. Ne m’abandonne pas comme ça. John ! N’importe quoi mais pas ça. Emmène-moi…
Elle balbutiait les mots qui n’étaient jamais sortis d’elle. Ils surgissaient maintenant, tout tremblants, comme s’il faisait froid dehors. Pire qu’une déclaration d’amour, un sauf-conduit sur son territoire. Dès lors, John se sentit presque serein.
Ils atteignaient la route côtière : la Jaguar s’engagea vers Piha. Fitzgerald se traînait dans leur dos, pestant toujours contre cette satanée boîte automatique. John regarda tomber l’aiguille sur le cadran du tableau de bord : la voiture engloutissait les dernières gouttes d’essence disponible dans le monde, les phares découpaient la nuit en tranches de vie bien distinctes, la drogue le faisait trépigner sur l’accélérateur, Eva continuait d’implorer, non, surtout ne pas l’abandonner, jamais ! Une mauvaise lueur sous les paupières : oui, elle l’aimait. Dans quelques secondes, il serait temps.
La Jaguar fila. John ne savait plus ralentir. Dans la pénombre de l’habitacle, leurs yeux étincelaient d’un éclat démoniaque, la route était un défilé, le monde une pyramide à l’envers menaçant de s’écrouler : des instants sans mémoire. Dans leur dos, les phares de l’automatique les prenaient pour cible. Encore quelques secondes. La route lovait le bord de mer et tout là-bas, il y avait ce mur devant l’eau. Bientôt, ils épouseraient la vie.
Des vagues énormes s’écroulaient sur les rochers dans un fracas de guerre civile. On s’entendait à peine mourir. John écarquilla les yeux : le mur venait de se teindre en bleu. En bleu électrique. La tentation était puissante mais il n’était pas sûr qu’Eva voudrait le suivre. Les yeux injectés de sang, il glapit :
— Eva ! Tu vois ? Dis ? Tu le vois ?
— Oui… Oui ! Le mur. La mer… John…
Les herbes sur le bas-côté défilaient, Eva se jeta contre John, lui dont les yeux fous roulaient dans le rétroviseur : non, c’était impossible, il y avait quelqu’un avec eux, là, dans la voiture : sur le siège arrière, comme le spectre de l’amulette maorie qui les regardait, atroce ! Hallucination ? Une sale blague, un cauchemar d’enfant, le virage qui approche à toute allure, le mur, John contre Eva, Eva contre John, le baiser de la mort, l’araignée dévorant son amant d’une nuit, déjà le lacet, la courbe de la route, l’orage dans la nuit, ne jamais s’abandonner, John, Eva, la mort qui se les enfilait, vite !
Loin dans leur dos, Jack Fitzgerald hurla.
Les pneus de la Jaguar crissèrent dans la courbe qui bordait la mer. John frissonna : Eva venait de lui mordre la bouche dans une étreinte sauvage, elle se cramponnait à lui, la main accrochée à son sexe dur, une grimace farouche dans les yeux. Enfin, elle hurla :
— Tue-la !
La Jaguar fonça droit sur le muret. La mer électrique s’ouvrit devant eux. Ils vinrent percuter violemment le mur de béton avant de venir s’aimer jusqu’à la mer qui, beaucoup plus bas, leur tendait tout son bleu.
Les hurlements de leur âme se turent.
Les pneus de l’automatique stoppèrent leur course en bordure du précipice. La tête du policier cogna contre le volant. Il n’avait rien fait pour la retenir.
Maintenant le silence habitait tout. Fitzgerald tremblait d’effroi. Le muret avait volé en éclats ; la Jaguar était partie loin vers la mer. Le vol n’avait duré qu’une poignée de secondes, jetées en vrac dans le précipice.
Ils étaient seuls désormais. Seuls avec leur mort bien portante, tout emmêlés.
Dans un rêve absurde, il sortit de sa voiture. Son visage livide ne savait plus que balbutier. Eva. Il avança au bord du précipice et aperçut la Jaguar, écrabouillée sur les rochers de Piha la sauvage. Sa fille était un tas de chair démolie, démembrée, calcinée. Et lui ne savait plus qui dit quoi, qui est qui, et qui meurt pour quoi. Sa nuque inclinait toute seule vers le vide : le gouffre l’attirait. Eva, tout là-bas, lui envoyait des signes de bienvenue. Des bouts de squelettes s’agitaient depuis le néant : « Viens, père ! Viens ! »
Jack planta ses ongles dans son crâne. Un long râle, qu’il n’entendait plus, ses paupières acides le démangeaient. Vite, pleurer. Ou alors en crever.
Par la portière ouverte de la Toyota, le contact de l’émetteur supplanta ses sinistres désirs. Les neurones grésillaient : tout occupé à son malheur, il entendait à peine la voix d’outre-tombe qui déversait un flot de mots incompréhensibles. Eva. Morte. Son cerveau se décomposait. La voix dans la radio n’était plus qu’un murmure indistinct, lui un fantôme.