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Fitzgerald se tourna vers la voiture. Le .38 Spécial reposait encore sur le siège avant…

17

Dans les os de la tête, ça avait déjà un sale goût de renfermé. Le talon écrasé sur la pédale d’accélérateur, Malcom Kirk regardait passer la campagne néo-zélandaise ; sur le terrain d’une école perdue, des poteaux de rugby se penchaient sur leur destin. Comme lui, il faudrait bientôt les remplacer.

Malcom pensait à sa vie terriblement ratée, à ses amours ruinées, à sa mère aussi… Des larmes tièdes lui brûlaient les yeux. Le camion frigorifique l’emportait vers le nord : lui, son désespoir, sa haine et sa cargaison fraîchement embarquée. Le paysage défilait, mais il ne pouvait pas le maîtriser. Après la brutale altercation de cette nuit, Malcom n’avait plus le choix : tout ce qu’il pouvait faire, c’était partir avec elles. Alors il avait foncé à l’abattoir pour prendre le camion, et là, il avait tout bousillé. Dans sa tête, des souvenirs flous, mal organisés, montés les uns sur les autres : lui grimpant dans le camion, l’usine qui dormait encore, le bruit du moteur, la jauge d’essence à ras, le crissement des pneus, son déboulé dans les allées et puis les cris, les cris de ceux qui le poursuivaient depuis toujours, et puis le cri d’un type qui sortait de son baraquement pourri, le petit chef de l’usine où Carol avait abîmé ses jolies mains, ce cloporte infâme qui gesticulait dans tous les sens en agitant ses bras comme s’ils étaient susceptibles de l’arrêter, lui et son engin fumant. Il délirait.

« Tiens ! Voilà pour toi, sale chien ! Un grand coup de capot dans les dents, qu’est-ce que t’en penses ! Ah ! Pour ça, il sait voler, le Moorie ! Sa tête a percuté la calandre avant d’exploser contre le radiateur : faut dire que j’avais fait un bel écart pour le dégommer, l’enflure ! Ça a fait du sang sur le pare-brise, avec des bouts de cervelle sur les vitres et les restes sous les roues du vaisseau fantôme. Salut, Moorie ! À la revoyure ! Ah ah ! Quel bordel, mon Dieu… Mon Dieu : il a fallu hier pour que je m’en souvienne. Et là, j’ai vu, j’ai vu… Non, ne crie pas. Écoute plutôt les pistons qui cognent sous le capot. Ils hurlent pour qu’on leur ouvre. Le monde. Comme moi. Fallait pas m’ouvrir le monde… Non, ne bouge pas, surtout ne crie pas. Écoute, je te dis. C’est beau, non ? Oui, c’est ça : pose ta tête sur mon épaule, fais pas gaffe au couteau. C’est ça, fais comme si de rien n’était… comme si de rien n’était… Oui, je vais te raconter une histoire, petite fille… Je vais te parler de ma vie, si tu veux. D’ailleurs, j’ai mal à la vie. J’ai attrapé ça hier, impossible de la guérir. J’ai tout essayé. Impossible. Incurable. C’est ma maladie : incurable. J’ai l’incurable dans le sang. Incroyable. Je croyais qu’on attrapait ça vivant, pas quand on est mort. Eh bien, non : j’ai l’incurable. Pourquoi ? Oh ! C’est flou, difficile à expliquer… Comment dire… Ma mère avait des yeux verts et une bouche… verte aussi. En fait, c’était une pelouse. Fallait pas s’allonger dessus. C’était interdit. Interdit. C’est drôle, quand j’y pense, je m’en souviens pas bien. Faut dire que j’étais petit. C’était sur les îles, ça, je me rappelle : une île avec personne autour. Jolie. Et puis un jour, j’ai eu très mal au ventre. La douleur, on s’en souvient : pas forcément la physique, non, surtout la morale. Pourtant, je ne savais pas pourquoi mon ventre me faisait si mal. La blessure avait parfaitement cicatrisé, alors c’était autre chose. Mais ne crie pas. Non ! ne crie pas ! Ah ! je vois que tu ne m’écoutes pas. C’est malin ! Maintenant, j’ai perdu le fil de mon histoire… Mon histoire, c’était une pelote avec des nœuds énormes, des nœuds tout emmêlés, gros comme des montgolfières. Et ça soufflait dans ma tête, ça me décollait le cerveau, putain ! je savais même pas pourquoi ! J’étais assis sagement à côté de ma pelouse — c’était interdit de marcher dessus — mais avec le temps, j’ai pas pu résister : je me suis allongé. On était bien sur la pelouse, tous les deux. On a même fini par s’installer… Mère a fait un étang. C’est après que les grenouilles sont arrivées : elles se sont mises à coasser après moi, elles se sont mises à dire des choses sales alors que moi j’étais nu comme une merde : c’est pas joli joli, une merde toute nue, hein ? Après, je sais plus. J’ai mal à la tête… Je me suis retrouvé dans les rues, nu comme une merde, avec des habits sales sur le dos, avec des gens autour de moi qui me reniflaient comme un chien, à moins que l’odeur ne les attire… Je sais plus. L’enfer, avec des queues partout dans moi, des sexes énormes qui me rentraient dedans, des bras qui me tenaient, les autres qui ricanaient, moi qui criais sans pouvoir me défendre, Mère n’était pas là, elle était pas loin, mais pas là. L’enfer, avec dix morts par jour. J’ai souffert, petite fille, si tu savais comme ils me faisaient mal ! La nuit, je me réveillais en sueur, le lit entouré de crocodiles qui attendaient que je tombe dans leur gueule pour me dévorer… Et toutes les nuits, c’était pareil. Jusqu’au jour où il est arrivé avec ses yeux bleus tout fondus sur moi, ses beaux yeux dégoulinants qui ne savaient que m’aimer… Pour la première fois, j’ai senti de la douceur sur moi. Il m’a offert son épaule pour que j’y repose. Il était bon, puissant, le seul capable de me sauver. Pour ça, il m’a payé le prix fort. Il ne m’a jamais dit combien il avait dû payer pour m’avoir. C’était quelqu’un de très discret, très distingué, plein de pudeur : rien à voir avec les chiens qui m’entouraient, ces tueurs mangeurs de chair humaine… Oui, il s’est bien occupé de moi, m’habillant toujours très bien, oh ! je n’avais pas à me plaindre ! Il m’aimait toujours plus, de jour en jour, et moi aussi je l’aimais, c’était pas facile du tout mais j’y arrivais presque. On se cachait, les autres devaient pas savoir, je voyais bien qu’il était inquiet, surtout ces jours-ci… Mais le mal était profond. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Sans identité, pas de survie possible. Personne peut comprendre. J’ai repris ce qu’il appelle mes “travers”. Faut dire que je me suis bien fait engueuler pour Carol… J’ai juré que j’y étais pour rien ; c’était vrai. Au début, il m’a cru. Mais les choses ont empiré, il a fallu que je m’en aille, c’était pas moi, je le jure ! Vous le savez que ce n’est pas moi, pas ma faute à moi ! Oh non ! Non ! Ce n’est pas possible ! Non ! Ce n’est pas moi ! Pas moi ! Je l’ai pas tuée, cette pauvre fille ! Et il a fallu hier pour que je m’en souvienne… me souvienne que… c’est moi. Oh ! mon Dieu… c’est moi… C’est moi qu’ai fait tout ça… Mais ne crie pas, petite fille, non ! Ne crie pas ! Je t’en supplie ! C’est pas moi ! »

*

Jack Fitzgerald revint lentement sur Terre. Le cadavre d’Eva fumait encore au bas de la falaise. La nuit allait tomber, la Toyota reposait, portière ouverte, sur le bord de la route, et une voix folle déversait une sorte de complainte incompréhensible dans l’émetteur qui le reliait à Ann Waitura.

Le policier blêmit ; la voix, d’abord stridente et railleuse, commençait à changer de ton. Malgré la confusion des paroles noyées dans le vacarme des ondes parasitées, Jack reconnut cette voix : c’était celle de la fille de Waiheke, la fille qui avait parlé au tueur alors qu’il se trouvait empêtré dans le bush ; la fille s’était enfuie avant qu’il pût la voir mais sa voix était si particulière que Jack la reconnut aussitôt dans l’émetteur. Mais ce soir la voix qui psalmodiait ces paroles incohérentes avait inexorablement changé de ton : car désormais ce n’était plus la voix d’une femme qui parlait, mais celle d’un homme. Un homme aux abois. Plus de doute possible. La femme croisée à Waiheke était un homme.