Bien sûr : Jack avait fouillé la maison isolée, il avait trouvé de multiples affaires féminines mais ni tampons ni serviettes hygiéniques. Ce n’était pas une femme qui habitait dans cette maison mais un homme.
Un travesti.
Malcom Kirk.
Les étranges coutumes polynésiennes resurgirent à sa mémoire, les histoires que lui contait son père, ces temps oubliés où les villages s’organisaient en complète autarcie : il arrivait en effet qu’il y ait plus d’hommes que de femmes dans les villages. On réglait le problème (et peut-être même celui de l’homosexualité) en imposant à certains hommes de tenir le rôle de la femme. On pouvait ainsi voir un robuste Polynésien revêtu du costume traditionnel réservé aux femmes s’affairer aux tâches ménagères. Cet « homme » vivait même avec les femmes et tenait dans la famille le rôle d’une maîtresse de maison. Personne ne se moquait de lui. Il comblait le déséquilibre au sein d’un groupe où les hommes étaient, de surcroît, souvent polygames.
Jack gambergea : tout cela datait et n’avait a priori plus lieu de nos jours. Mais il avait maintenant une certitude : un tueur avait débarqué sur le continent depuis la veille et, par un concours de circonstances qu’il ne comprenait pas, Ann Waitura était actuellement en sa présence. Elle avait mis son émetteur en marche mais elle se taisait. Pourquoi ?
Le temps s’accéléra : si Ann n’avait toujours pas parlé, c’est qu’elle avait ses raisons. En ouvrant le contact de l’émetteur, elle cherchait à mettre Jack sur la piste du tueur : appeler pouvait être dangereux. Depuis un moment, Kirk s’était tu. Ses supplications avaient fait place à un bruit sourd, celui d’un moteur. Un gros. Celui d’un camion, ou quelque chose comme ça. Mais il y avait un autre bruit de fond, encore difficile à distinguer… Depuis l’émetteur, Kirk continua à délirer. Ann se taisait toujours ; mais où était-elle ?
Fitzgerald fit le tri entre ses fausses et ses vraies pistes. Les mots de la fille de Waiheke étaient en fait ceux de Kirk. Il disait : « Je n’appartiens plus à Bee. »
Cela signifiait-il qu’il appartenait à quelqu’un d’autre ? Découvert, Kirk n’était plus aujourd’hui qu’un humain fragile lâché dans la nature. Sa réaction serait celle d’un désespéré, d’un suicidaire. Car, par un stratagème bien compliqué, Kirk ne savait pas qu’il était un tueur : « Ce n’est pas moi », avait-il dit, avant de rectifier « pas ma faute » — preuve qu’il réalisait alors la terrible vérité. Maintenant qu’il avait fui son île refuge de Waiheke, allait-il tuer de nouveau ? Et quel secret emportait-il avec sa folie ? Une autre phrase frappa l’esprit du flic. Celle émise par le Maori alors qu’il dialoguait avec Kirk : « Tu veux qu’on vérifie ? » Les deux hommes parlaient alors du meurtre de Carol. Que pouvaient-ils donc vérifier ? Quel était le sens de cette allusion, allusion qui avait tant effrayé Kirk ?
Fitzgerald fut alors frappé de stupeur : Carol avait eu le sexe scalpé mais on n’avait pas retrouvé le pubis. Voilà donc la « preuve » de sa culpabilité, la « vérification » dont parlait Ofengahu. Les pubis. Mais si Zinzan Bee et ses sbires savaient où Kirk cachait les preuves de ses crimes, pourquoi protégeaient-ils le jeune Polynésien, lequel était censé ne plus « appartenir » à l’étrange sorcier maori ?
Dans un éclair, les choses se mirent en place : Malcom Kirk avait subi un choc en réalisant sa culpabilité. Désespéré, il chercherait à s’enfuir, emportant avec lui son seul bien : le pubis scalpé des femmes qu’il avait assassinées. Le tueur avait une cachette, un endroit planqué dans le fond de sa mémoire. Les sexes mutilés étaient pour Kirk une sorte de trophée, un symbole quelconque dans sa pauvre tête. Il les gardait précieusement, quelque part… Jack songea à un endroit froid. C’était le seul moyen de garder les pubis en « état ». Oui, mais où ? Pas chez lui, puisque la cachette devait être un lieu fréquenté en de rares occasions — uniquement pour alimenter son délire. Alors quoi ? Une boucherie ? Trop compliqué d’accès. Une maison qu’il louait aux alentours d’Auckland, avec une chambre froide ? Peu probable, toujours parce qu’il ne devait s’y rendre qu’en état de transe. Non, il s’agissait d’une petite chose, un coin désert où, à l’occasion des meurtres, il déposait ses monstrueux trophées : un hangar, un garage… Depuis l’émetteur, la voix de Kirk gagnait en intensité.
Jack réalisa alors qu’il avait fermé tout contact avec le central depuis ce midi : il était à la poursuite d’Eva et tenait à ce que personne ne soit au courant de ses escapades. Il pesta contre lui-même : jusqu’au bout, Eva serait sa faute. Il appela le commissariat central et demanda Osborne, d’urgence. Coup de théâtre : Osborne avait disparu depuis ce midi. Même son de cloche pour Waitura. On ne connaissait pas la raison de leur départ mais ils avaient établi une mission en code rouge. À ces mots, Fitzgerald retrouva son vieil esprit de combat : Ann avait abusé de ses pouvoirs et cherchait maintenant à le mettre sur la piste en ouvrant le contact de son émetteur.
Il glapit dans la radio du central :
— Y a-t-il eu un événement quelconque ce matin ? Fait divers, accident, fuite, n’importe quoi ayant rapport avec un lieu de stockage frigorifique…
— Attendez, je regarde, répliqua le standardiste.
Dans l’émetteur qui le reliait à Ann, Kirk délirait maintenant à plein tube : il appelait Waitura « petite fille ». Enfin, le standardiste répondit à sa demande :
— Capitaine ? J’ai peut-être trouvé ce que vous cherchez : un camion a créé un sacré carnage à l’abattoir de Devonport. On ne sait pas qui le conduisait mais la camionnette a pris la fuite. Par contre, je ne vois aucune équipe de police lancée sur cette affaire…
— Waitura, répliqua Jack pour lui-même.
Il coupa le contact radio.
La mort d’Eva fit une brève apparition dans ses pensées. Il démarra la Toyota et s’engagea sur la route de West Coast Road. Alors un coup de feu retentit dans l’émetteur qui le reliait à Ann Waitura : on distinguait des cris et toujours le rugissement du moteur, les ondes parasitées…
Jack hésita. Tant pis, il fallait briser le silence radio. Il ouvrit le contact mais n’obtint aucune réponse : depuis l’émetteur, le bruit du moteur venait de stopper. Fitzgerald cessa de respirer : on n’entendait plus qu’un bruit. Un bruit de vagues.
La mer.
Une plage.
Il écouta. Non, pas de doute : ils roulaient sur une plage. La plage, le lieu des crimes. Le bruit des vagues était maintenant bien distinct dans l’émetteur.
Un camion qui roule sur une plage : Ninety Mile Beach.
18
La course-poursuite durait depuis des heures. Ann avait commencé par suivre l’itinéraire le plus court en direction de Whangarei. À bord de la Ford pilotée par l’agent Osborne, ils avaient roulé loin vers le nord. Silence pesant. Voyage électrique. Tension confuse. Plus de limite.
Au volant de sa voiture, Osborne rongeait son frein : la criminologue l’avait déjà envoyé sur les roses à deux reprises. Quelque chose ne tournait pas rond. Ann paraissait angoissée, vulnérable, à bout de nerfs. Et Jack n’était pas là. Il détestait ça. Quant à Wilson, Waitura lui avait simplement dit qu’il était mort. Wilson, mort. Sans autre commentaire.
Osborne encaissa sans broncher.
Ce matin, il avait appelé chez Fitzgerald. Bien que surpris de tomber sur Ann, il n’avait pas posé de question embarrassante : un camion frigorifique venait de semer un véritable carnage dans l’abattoir de Devonport. La camionnette avait défoncé la barrière de sécurité, tuant au passage Moorie, le recruteur. D’après les témoins, il s’agirait d’un fourgon frigorifique blanc avec le sigle de l’usine, conduit par un jeune homme bronzé, probablement d’origine polynésienne. Le véhicule était facilement reconnaissable : il y avait aussi du sang sur le radiateur…