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Waitura avait tout de suite pensé à Kirk. Zinzan Bee avait menti, ils le savaient : Kirk n’était pas mort. Pire : il avait disjoncté et faisait là son baroud d’honneur, une sorte de suicide aux yeux du monde. Dans l’urgence, ils avaient établi un plan d’action. Avec un minimum de chance, ça marcherait : ils chasseraient l’assassin jusqu’à sa reddition.

Osborne gambergeait au volant de sa voiture. Non, quelque chose n’allait pas. Ils opéraient sans filet et, hormis l’hélicoptère qu’ils attendaient toujours, aucune force de police n’était déployée autour du tueur présumé. L’hélicoptère en approche leur livrerait des informations depuis le ciel. Code rouge. Cela signifiait qu’ils évoluaient en autonomie, coupés des ondes, et donc du central. Pourquoi Waitura avait-elle déclenché ce code d’urgence ? Il eût été plus prudent de quadriller le terrain — le camion de Kirk aurait fini par s’engluer dans la nasse des barrages. Au lieu de quoi, Osborne avait pris son véhicule personnel afin de retrouver Ann sur la route de Mission Bay, tout près de chez Fitzgerald. La criminologue attendait là, une chemise trop grande sur les épaules. Sa lèvre était tuméfiée, son visage semblait bouleversé, mais Osborne n’avait rien dit : il était trop peu gradé pour contredire la partenaire attitrée du capitaine et il y avait dans ce visage une chose qu’il ne se sentait pas de taille à affronter.

Non, Osborne n’avait jamais senti ce coup-là. Avec Fitzgerald, les choses auraient été différentes…

Ils avaient roulé deux heures, guettant les signes, les bords de route et le contact qui les reliait à l’hélicoptère. Ils finirent par atteindre Whangarei. Depuis les airs, toujours aucun signe du camion en fuite. Osborne et Waitura avaient continué, dépassant bientôt Hikurangi, Whakapara, Moerewa, petites villes perdues au large d’Auckland, derniers bastions de la civilisation avant les étendues sauvages de l’extrême Nord.

Osborne avait bien tenté un rapprochement avec Ann : ses yeux farouches faisaient plisser ses paupières lourdes, sa lèvre supérieure était salement amochée, mais elle restait confinée dans un inquiétant mutisme. Impossible de savoir ce qui s’était passé la veille.

Ils se rapprochaient du Nord. Le jeune policier mâchait un chewing-gum, dernier cadeau de Wilson, quand la voix du pilote retentit. Depuis les airs, il avait enfin repéré Kirk : le camion réfrigéré roulait sur une route secondaire en direction de Kaitaia.

L’hélicoptère le survolait de très haut.

Ann fit un bref calcul : avec un peu de chance, ils atteindraient le village de Kaitaia avant lui.

Dans un nuage de poussière, ils dépassèrent Kaeo, Mangonui et ses plages frappées par l’océan comme des sacs de sable avant le grand combat. Bientôt, ils traversèrent Cable Bay et enfin Awanui, un bled situé au-dessus de Kaitaia — le village que Kirk venait d’atteindre. Si le tueur continuait sa route (et il n’avait aucune raison de s’arrêter), il passerait forcément devant eux : apparemment, Kirk roulait sans but précis, poussé par ses dernières pulsions.

À contrecœur, Osborne déposa la criminologue sur le bord de la route. Il voulut protester — le plan était beaucoup trop risqué — mais Ann ne voulut rien entendre. Première assistante du boss, c’est elle qui commandait la mission. Osborne n’aima pas son regard trouble mais se résigna. Au loin, les pales de l’appareil battaient l’azur.

Ann Waitura se posta sur le bas-côté : le camion passerait bientôt devant elle et la prendrait en stop. Pendant ce temps, il chercherait un endroit propice pour bloquer la route avec la voiture : un coin de campagne, loin des habitations. Alors le camion stopperait sa course éperdue. Waitura gardait un calibre .32 dans son sac à main : elle arrêterait Kirk. Osborne serait là pour la seconder, sous l’œil aéroporté du pilote dont l’ordre lui avait été donné de voler assez haut pour ne pas effrayer Kirk…

La criminologue déboutonna sa chemise trop grande et passa une main fiévreuse sur ses cheveux détachés. Osborne la trouva très jolie. Désespérée mais très jolie. Sa poitrine pointait sous le tissu de la chemise, ça l’excitait. Le policier mit ça sur le coup de la peur.

— Bonne chance, lança-t-il depuis la portière de la Ford.

Ann lui sourit tristement. Sa bouche meurtrie l’empêchait peut-être de répondre…

Osborne enclencha la première. Il fallait appeler Jack. Pas de radio dans sa voiture privée, juste un émetteur relié à l’hélicoptère. C’était risqué. Trop. Il fonça à travers le village d’Awanui : il n’avait plus une seconde à perdre.

Ann regarda partir Osborne avec un petit soupir désolé. Elle ne savait pas ce qu’elle redoutait le plus : la mort ou la vie. Seule sur le bord de la route, la jeune femme attendait le tueur. Les minutes avaient le poids d’un siècle sur ses épaules. Osborne absent, elle se laissa aller à quelques sanglots quand un bruit lointain lui fit dresser la tête : le battement des pales se rapprochait dans l’air brûlant de l’après-midi. Si Kirk se rendait compte qu’on le suivait, il était capable de tout…

Étranges sensations : la mort avançait, là, sur une route de campagne inondée de soleil poussiéreux, le vent s’était levé pour l’accueillir, tout paraissait subitement calme, le passé n’avait plus d’importance, elle s’en allait, souillée jusqu’aux os.

Un bruit mécanique chassa les oiseaux : d’une volée tapageuse, ils abandonnèrent les champs désolés et s’enfuirent dans l’azur austral. Le camion arrivait. Ann le voyait maintenant distinctement, soulevant un nuage de poussière à chaque embardée. Un grondement sourd. Des reflets. L’asphalte fumant, une carlingue chromée fonçant sur elle. Dernier envol. Le cœur dans la gorge, une masse bruyante, le soleil dans les yeux, la peur, intacte.

Un gros bruit de freins suivi d’un hennissement pneumatique : le camion dépassa la jeune femme et s’arrêta un peu plus loin, sur le bas-côté. Ann retint son souffle. Il y avait du sang sur la calandre. Trente mètres. Les jambes qui refusent de se mouvoir. L’espace qui prend soudain tout son sens. Allez, encore un petit effort. Ce ne sera pas long…

La portière du passager s’était déjà ouverte. Ann courut. Bientôt, un pauvre visage apparut, encore opaque derrière le pare-brise du truck. Son sac dans les mains, la jeune femme grimpa sur le marchepied. Un homme d’une vingtaine d’années lui sourit, un Polynésien aux traits fins (Samoan ou Tongien d’après elle), de courts cheveux noirs sur sa tête d’ange exterminateur. Ann avait répondu à son sourire — la politesse du néant — avant de grimper à bord. Cet homme était magnifique.

Malcom Kirk : des yeux noirs imbibés de terreur, un visage à la grâce naturelle et un parfum d’innocence crasse fichée au milieu de ses traits déformés par l’effroi. En regardant loin dans les pupilles, elle éprouva le sentiment étrange d’avoir affaire à un pitre dément.

Présentation, météo, où aller : questions gênées, réponses saccadées. La mort dans le trémolo de la voix. Unisson.

Le visage de Kirk était ravagé par les larmes mais le jeune tueur faisait un bel effort pour paraître aimable. Ann apprécia son courage. La première enclenchée, le camion mordit l’asphalte en sueur. Dans l’air du temps : rien.

Une succession d’images floues : Kirk essayant de parler malgré ses phrases incompréhensibles. Pantomime humaine, les mains moites sur le volant et une voix haut perchée, semblable à celle d’une femme…