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Ann ne broncha pas quand le camion quitta brusquement la route ; juste avant l’entrée du village, Kirk avait braqué plein nord, défonçant au passage une barrière réservée aux bus.

Ninety Mile Beach.

Bien sûr, là-bas ils seraient tranquilles.

Tant pis pour Osborne qui l’attendait à la sortie d’Awanui. De toute manière, le plan était trop scabreux pour réussir. Restait l’hélicoptère, quelque part au-dessus d’eux. Ann ne le cherchait même plus.

Quittant la petite route de Cape Reinga, ils atteignirent Ninety Mile Beach, l’une des plages les plus longues du monde : cent vingt kilomètres de sable mouillé battus par le bouillon du Pacifique. En suivant la marée descendante, on peut rouler sur la plage jusqu’à Cape Reinga avant que l’océan ne recouvre tout. Les bus étaient les seuls véhicules autorisés à tenter le coup.

Pour Kirk, on fit une exception.

Le camion dévala la petite pente qui menait à la plage. De gros rouleaux s’écrasaient sur le sable. D’un côté, la mer, énorme, poussée par les vents violents, de l’autre des dunes au découpage chirurgical. À l’occasion, on aperçoit quelques chevaux sauvages s’ébrouant parmi les herbes. Au milieu, le passage : des kilomètres de sable mouillé écumant de rage. Une route dangereuse pour les néophytes.

Malcom Kirk faisait preuve d’une étonnante dextérité : il passait juste après les vagues, là où le sable était encore dur. Ann le regardait s’escrimer sous les cris des oiseaux, outrés de ce passage en force sur leur territoire.

Le Polynésien semblait effondré, comme s’il venait de réaliser une chose connue de tous, une chose qui échappait encore à sa conscience. Cocufiage psychologique. Une larme épaisse coula sur sa joue. Ses lèvres se mirent à trembler, jamais ensemble. Sa voix avait changé. Elle était devenue plus grave au fur et à mesure qu’il parlait.

Malgré le vent qui hurlait par la vitre ouverte, Ann avait écouté délirer Malcom. « Petite fille » : c’est ainsi qu’il l’appelait. Sans doute ne savait-il plus très bien à qui il parlait. Tout à l’heure, alors qu’ils n’avaient parcouru qu’une poignée de kilomètres, une lame d’acier était sortie de sa chemise : ce couteau de boucher avait découpé le sexe de Carol Panuula. Mc Cleary pourrait le confirmer.

Le pauvre Malcom ne savait plus à quel saint se vouer : conduisant d’une main, menaçant de l’autre la jeune femme avec son couteau, il avait raconté sa vie, comme ça, par bribes. Ann Waitura n’était pas la première venue : elle l’avait écouté, analysant la confusion de son délire tandis qu’il déversait son fiel mêlé d’impossibles amours sur le pare-brise du camion. Certains détails avaient pris une signification, d’autres restaient flous. Il faudrait un long travail avant que Kirk ne réussisse à évacuer les maux qui torturaient son esprit malade.

La première séance eut lieu à bord d’un camion réfrigéré bringuebalant sur une plage sans fin : le patient avait un couteau dans la main, un volant dans l’autre, le spécialiste un sac de cuir posé sur ses genoux, un émetteur qu’elle venait d’enclencher à son insu.

Ann Waitura avait analysé la situation en professionnelle : cet être avait subi des traumatismes si graves qu’il pouvait à peine déterminer son sexe. Tout était parti d’un acte de violence abominable — Kirk n’avait pu l’inventer. Toutefois, cet acte commis lors de sa petite enfance ne lui laissait guère que des énigmes, un immense sentiment de frustration menant à une crise d’identité capable de le pousser à un dédoublement de personnalité — unique moyen trouvé par son inconscient pour refouler la réalité trop cruelle. Et le sort s’était acharné sur lui : disparition de la mère, impuissance, esclavage sexuel, homosexualité, viol, prostitution. Tout se mêlait : difficile de faire la part du vrai et celle du fantasme. Parler était aujourd’hui une souffrance. Ann l’observait du coin de l’œil. Imperceptiblement, le couteau s’était rapproché de sa gorge. Il battait l’air du camion, frôlant à deux reprises ses beaux yeux noisette. Kirk était entré dans une phase de délire symptomatique d’une crise aiguë.

Il allait imploser.

Le vent s’engouffrait par les vitres ouvertes mais Ann entendit le vacarme de l’hélicoptère au-dessus d’eux. Le pilote s’était rapproché de manière alarmante. La jeune femme paniqua : dans son délire, Malcom confondait le bruit des pales avec sa voix à elle. Il l’implorait de ne pas crier mais elle ne criait pas ! Bon Dieu, elle ne criait pas, ce n’était que l’hélicoptère ! Des larmes énormes coulaient sur les joues du tueur, le couteau fendait l’air et l’appareil approchait encore.

Le visage de Malcom se déforma. Lui aussi avait peur : ses yeux fous allaient de la plage à Ann dans un ballet pathétique, il la conjurait de se taire, surtout ne pas crier, non, ne pas crier ! Elle fit un geste par la vitre ouverte signifiant à l’hélicoptère de déguerpir mais Kirk n’était plus maître de ses gestes : il allait tuer !

Ann enfouit sa main dans son sac où le calibre .32 de Jack attendait, six balles dans le barillet. À ses côtés, Malcom hurlait de terreur : surtout qu’elle se taise ! La jeune femme saisit l’arme. Les cris de Kirk emplissaient tout. Le diable couvait. Malcom lâcha le volant. Le camion fit une embardée. Le .32 hors du sac. Le couteau siffla dans l’air. Le hurlement des moteurs au-dessus. Celui de Kirk, déchirant, « Arrête ! » Un coup de feu. Une lame qui s’enfonce. Des cris. L’hélicoptère, Malcom, Ann. Mortelle harmonie. La mer sous les roues du camion, de l’écume plein la calandre, noyant le sang séché de Moorie, un nouveau travers. Vite, rétablir l’équilibre.

Malcom Kirk, le ventre perforé, tira le volant vers les dunes et accéléra. Manquant de s’enfoncer dans le sable meuble, le camion effectua un bond sur le côté. Les roues filèrent sur le dur. L’équilibre était rétabli : le camion roulait maintenant à vitesse raisonnable sur la plage infinie.

Le tueur respirait avec difficulté : la balle tirée à bout portant s’était fichée dans son ventre, un flot de sang s’était répandu sur ses cuisses et clapotait maintenant sur le siège. Malcom serra les dents : avec un peu de chance, aucun organe vital n’avait été touché. À ses côtés, la fille agonisait. La lame s’était enfoncée dans le thorax avec une facilité déconcertante. Un revolver pendait sans vie au bout de sa main.

Il accéléra.

Ann ouvrit les yeux, mais tout était flou. Des larmes de douleur obstruaient sa vision, si faible qu’elle ne distinguait plus que des formes mouvantes. Le vent par la vitre la rafraîchit un peu, fouettant ses cheveux. Douce sensation. Au-delà des dunes, un couple de chevaux piétinait en toute liberté.

Sa tête cognait contre la portière. Ann pensa à Jack, et expira sans regret.

Après tout, elle était venue là pour ça…

19

Osborne pestait entre ses dents. Le plan pour bloquer le fugitif était dangereux. Les choses avaient évidemment mal tourné : l’hélicoptère s’était bien éloigné pour ne pas l’alerter, mais le camion n’était jamais apparu au point de rencontre fixé pour l’interception. Kirk avait dû bifurquer vers la plage. Ninety Mile Beach. C’était la seule route. Le pilote gambergeait : le soir allait bientôt tomber.

Il y eut un moment de flottement entre le pilote de l’hélicoptère et le policier qui trépignait dans sa Ford. Enfin Osborne l’avait sommé de se poser afin de l’embarquer. De là-haut, ils reprendraient les recherches. C’est là qu’il se trouvait maintenant, anxieux. Il assurerait seul. Avec ou sans Fitzgerald. Après tout, il le formait pour ça…