Après une longue glissade aéroportée vers la mer, le pilote repéra le fuyard : le camion avait bifurqué sur Ninety Mile Beach et roulait maintenant sur le sable mouillé. Ils s’approchèrent du véhicule en perdition, mais Waitura leur fit immédiatement signe de s’éloigner. Osborne hésita un instant, puis ordonna au pilote de grimper, se résignant à laisser Ann à son sort.
Cette fois-ci c’était trop. Il ne pouvait pas abandonner l’assistante de Jack aux mains du tueur. Désobéissant aux ordres de Waitura, il rétablit le contact avec le central.
Cinq minutes plus tard, alors qu’ils survolaient de haut le bord de mer en direction de Cape Reinga, la voix du capitaine grésilla dans la radio.
— Bon Dieu, tu es où ?!
— Je viens de rejoindre le camion en fuite, répondit Osborne sans cacher sa nervosité. On est à hauteur de Waihopo. Ann est avec lui. Elle m’a fait signe de partir mais je crois… (Le pilote lui adressa un signe du doigt désignant un point fixe sur la plage.) Je crois qu’ils viennent de stopper. Fitz ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Le camion a stoppé sur la plage mais je le distingue à peine avec la nuit qui tombe ! Je… je ne sais pas ce qui se passe ! On dirait que la marée a bloqué le camion. Fitz ?
Plus bas, sur le bord de la route, le Maori gambergeait à toute allure. Sorti de nulle part, les yeux hagards, une tête de dément, le radiateur de la Toyota fumant après un sprint effréné jusqu’à Ninety Mile Beach, il avait rejoint la route de Cape Reinga. Il visionna la carte et répondit :
— Mets les torches et trouve-les : moi je coupe par les dunes !
Osborne baragouina un « O.K. » guttural. L’adrénaline avait comme coagulé dans le fond de la gorge. La voix de Jack avait changé. Peut-être l’émission radio. En tout cas, il l’avait trouvé… détestable.
— Maman, j’ai mal ! Ça me glace partout, ça me glace le bide, les tripes, les entrailles ! Putain ! Maman ! Où es-tu, vieille salope ! J’ai mal !
Malcom se tordait le ventre au volant du camion frigorifique. Le sang avait coulé jusque sur ses bottes. Y en avait partout. Et la mer continuait à rogner la plage. Malgré ses efforts, il devenait impossible de conduire le camion : les vagues grimpaient vers les dunes et gagnaient du terrain. Dans quelques kilomètres, bloqué par la marée montante, il serait obligé d’arrêter le véhicule. Avec tout ce que cela impliquait…
Sur le siège du passager, la fille semblait dormir, le corps imbibé d’un liquide vermeil. Elle était belle, seule avec sa grande mort. Malcom eut un sourire satisfait ; elle avait fini par se taire.
Il se concentra sur sa route où les vagues se faisaient plus pressantes. Un bouillon d’écume vint lécher les roues du camion. Le ciel tombait : la nature le repoussait vers les terres.
Il fut bientôt impossible de passer : la mer était montée à l’assaut des dunes et avait grappillé mètre par mètre le territoire ennemi. Malcom stoppa le véhicule. La lave blanche de la mer allait le submerger. Ses yeux fous vaquèrent alentour. L’hélicoptère avait disparu. On n’entendait plus que le requiem des vagues contre la plage vaincue.
Le ventre tordu par la douleur, Kirk mit pied à terre : les flots atteignaient déjà ses bottes couvertes de sang.
— Ah ! Maman ! Enfin tu es là ! Oh ! si tu savais comme j’ai mal… J’ai un trou dans le ventre. Ça me ronge déjà, c’est tout froid, tout froid. Il faudrait que tu viennes, comme avant, que tu me prennes contre toi, que tu me touches, tu sais… Comme avant… Hein ? Quoi ? Oh non ! Non ! Je t’en prie, je ne veux pas ! Oh ! non, pas ça…
D’un pas d’automate, pataugeant dans la mer montante, Malcom contourna la cabine du camion et ouvrit la portière du passager. Le corps sans vie d’Ann Waitura tomba dans l’écume. L’eau se teinta un court instant, une caresse bleue, le temps pour le sang de se dissoudre à l’infini. Malcom délirait, plié en mille :
— Tu la veux, tu es sûre ? Oui, bien sûr, tu la veux… Mais j’en ai assez, maman ! Assez de combler tous tes désirs ! Je suis grand maintenant, tu sais que je pourrais te laisser… Oh ! je t’en prie, cesse tes jérémiades ! Je vais te la donner puisque tu la veux, mais je te préviens : c’est la dernière fois ! La dernière fois, tu comprends ?! Putain, tu comprends !!
De rage, Kirk empoigna le couteau de boucher et tomba à genoux. Il ne sentait plus l’eau battre ses flancs recourbés : pestant entre ses mâchoires serrées, il déchira les vêtements d’Ann et cria dans le vent furieux. Puis, minutieusement, il scalpa son pubis jusqu’au clitoris.
La chair se découpa facilement. Malcom lança le couteau dans la mer, poussa un nouveau cri déchirant, se releva enfin, le trophée sanglant dans la main.
Le ciel tournait à toute vitesse. Il tituba jusqu’aux portes arrière du camion et les ouvrit en grand. Fou furieux, il grogna :
— Tiens, la voilà ! Prends-la puisque tu le veux ! Prends-la, salope !
Et il jeta violemment le scalp ensanglanté d’Ann dans la cabine arrière. Il garda le clitoris et le mit à la bouche.
Couvrant d’insultes le fracas de la mer, le tueur se jeta à genoux et roula dans la mousse des vagues. Là il suçota un moment le petit bout de chair avant de le recracher. Après quoi il poussa un long gémissement qui se perdit dans l’ultime soubresaut de sa raison. Larve rampante, Malcom Kirk se traîna dans l’écume. Le goût du clitoris dans sa bouche lui évoqua un très vieux souvenir d’enfance mais il ne savait plus lequel : un bruit sourd faisait éclater ses oreilles. Malcom leva un regard trouble : un hélicoptère approchait, chassant le vent sous les coups de ses pales.
Au loin, les dunes s’évaporaient sous le ciel branlant.
Fitzgerald grimaça en stoppant son véhicule : la mer était montée plus vite que prévu. Il ne lui restait plus qu’à abandonner la Toyota à l’abri d’une dune et rejoindre le camion à pied.
L’hélicoptère tanguait dans le soir. Jack marchait vite mais sa blessure pissait le sang. Serrer les dents ne le mènerait pas loin : il tâta la poche droite de sa veste, s’empara de la cocaïne et s’envoya le fond du sachet. Flash aveuglant, suivi de frissons rapides. Ann était dans de sales draps. La rage le pousserait contre le vent.
Longeant les dunes, il prit le bon rythme, la seule foulée capable de l’emmener loin sans s’épuiser dans le sable. Du haut de son désespoir, Fitzgerald était dans une forme physique éblouissante : déjà se profilait la silhouette du camion, là-bas, droit devant. Il redoubla d’effort. La douleur lancinante de sa cuisse semblait le galvaniser. Ses jambes l’emportèrent, lui, la douleur et sa rage toute fraîche agrippée à la crosse de son arme.
Il crut d’abord distinguer une silhouette à moitié submergée. Les pneus du camion infusaient dans les flots grondants. Son pas se ralentit, inexorablement. Il rangea son arme sans s’en rendre compte, les yeux fichés sur le corps inerte. Fitzgerald parcourut les derniers mètres en apnée. Son cou se raidit. Le pressentiment de tout à l’heure ne l’avait pas trompé : c’était bien le corps d’Ann Waitura qui gisait là, bientôt emportée par la mer…
Il approcha. La jeune femme était nue, une méchante blessure au thorax. Ses chevilles étaient encore prisonnières du pantalon. Du sang coulait de la plaie à débit régulier.
Quand il remarqua la mutilation au niveau du sexe, ses jambes se mirent à flageoler. Peut-être la course de tout à l’heure. Jack détestait la pitié. Ça lui donnait parfois envie de pleurer. Il s’agenouilla, prit le corps dans ses bras et le souleva. Ann était étrangement légère.