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Le poids de l’âme, se dit-il. Il paraît que quand un homme meurt, il perd instantanément trois cents grammes. Oui, c’était ça : le poids de l’âme. Lui qui ne croyait pas l’ombre d’une seconde en Dieu se sentit un peu réconforté.

Portant sa partenaire dans ses bras, il contourna le camion ; les portes étaient grandes ouvertes. Il déposa le cadavre à l’arrière, puis se rétracta : une odeur pestilentielle émanait de la cabine. Malgré le soir tombant, Jack vit très distinctement ce qu’il y avait à l’arrière du camion. Son visage vira au blanc. Dans un sac de plastique suspendu à un crochet de boucher, on distinguait encore le cadavre décomposé d’un être humain.

Le policier alluma sa lampe-torche. Sa gorge était sèche mais la curiosité l’emportait sur l’horreur : il passa un mouchoir sur son nez et monta à bord du camion réfrigéré. Par terre, trois scalps de femme. Le premier n’était qu’un amas de chair rabougrie orné de quelques poils. Le second était dans un état de conservation acceptable. Le troisième était encore sanguinolent. Celui d’Ann.

Fitzgerald manqua de vomir, déglutit, eut mal au cœur. Il était descendu en enfer, ça se passait cette nuit. Le reste n’était presque plus qu’une formalité. Il inspecta le corps humain dans le sac plastique. Malgré l’état de décomposition très avancée du cadavre, il s’agissait d’une femme : de longs cheveux secs frisaient sur sa tête rongée et, sous les bouts de chairs gelées, les hanches étaient sans conteste féminines. Par contre, aucune trace de mutilation, sexuelle ou autre. Malcom Kirk n’avait pas touché au corps. Et pour cause : c’était celui de sa mère.

Son totem.

Son tabou.

Le monstre qui le dévorait, la divinité sombre à qui il ramenait le sexe des femmes, ces créatures qu’elle lui avait définitivement interdit d’aimer.

L’odeur faillit le repousser hors du camion mais Jack tenait à observer le cadavre : à première vue, la femme était morte depuis plusieurs années. Entre trois et six : tout dépendait dans quel lieu Kirk l’avait entreposée. Une chambre froide sans aucun doute, mais ça n’avait plus d’importance. La vengeance habitait son esprit. Kirk. Il tuerait ce monstre.

Fitzgerald dégaina son arme et grimpa à bord de la cabine avant. Des traces de sang salissaient les sièges. À côté des pédales, une petite flaque commençait à coaguler…

Il se tourna vers le ciel comme s’il y voyait déjà Ann : Kirk était blessé.

*

— La lune, un soleil noir. Marcher avec le pilote automatique : droit devant et rien derrière… Mon corps se tord, maman, et la mort est proche. C’est le cimetière des dunes qui me l’a dit tout à l’heure. Et j’ai entendu ce que je ne voulais plus : être. Être. Tu m’emmerdes, maman : tu me pèses sur le ventre et j’ai mal. Regarde ! Mon Dieu, aidez-moi ! J’ai du sang plein les mains à force de retenir mon ventre de couler ! Ça me brûle de l’intérieur, ça me consume les boyaux et ça se tortille partout dans moi ! Ah ! C’est pas la mort qui fait peur, c’est la souffrance ! Une balle dans le cœur, c’est rien. Le ventre qui se vide, ça c’est autre chose ! Autre chose… Adossé à la dune, les nuages passent sous la lune et je me fous bien du gros bourdon qui gravite là-haut, avec ses yeux jaunes qui me cherchent partout. Je suis tranquille dans mon coin, bien au noir, bien au chaud. Tu n’as jamais voulu me laisser tranquille, tout est ta faute, alors maintenant viens pas te plaindre si je t’ai abandonnée. Tu vois que j’en suis capable finalement. Tu as l’air bien maligne, hein, toute seule dans la roulotte avec les filles ! Ah ! Vous allez pouvoir en raconter des trucs ensemble ! Bande de petites salopes ! Salopes ! Putain de salopes !!! Oh ! Ça me tire, oh oui ! Il faut que je me tire d’ici ! Le bourdon approche avec ses gros yeux jaunes, je ne le laisserai pas me piquer ! Saloperie d’insecte aussi, tiens ! Tu m’auras pas, tu entends, insecte de merde ! Ah ! Bon Dieu, mon ventre : va pas tenir le coup si je gesticule comme ça. Mais j’ai mal, ah la la, c’est fou ce qu’on a mal !… Il y a des hautes herbes là-bas : si j’arrive à me traîner… Oui, ça va aller. Encore un petit effort, on y est presque ! Voilà ! Aaaah ! Je suis l’homme invisible, tu m’entends, l’insecte ! L’homme invisible, ça t’épate, hein, enculé d’insecte de merde dans ton cul ! Au milieu des herbes, un trou, un trou noir. Je connais bien… c’est là que je vais me cacher… en attendant que les insectes partent… en attendant que mon ventre se recouse… Tâtonner, s’engouffrer et… Ah ! Aaah ! Qu’est-ce que c’est que ça ! Maman ! Un truc m’a sauté à la gueule ! Il vient de me bouffer les lèvres ! À pleines dents ! La saloperie ! Bon Dieu, c’est quoi ce truc dans les herbes ?! Oh non ! C’est pas possible. Non, pas possible ! Il n’y a pas de serpent en Nouvelle-Zélande, tu me l’as toujours dit ! Maman ! Tu mentais ! Regarde maintenant ! Il m’a bouffé la gueule ! Quand j’appuie dessus, ça fait du pus ! Oh non, non ! Et ça me lance, putain, le venin me monte à la bouche, je sens mes lèvres tripler de volume, ça me démange déjà, ça me grille la langue, j’ai du sang dans la bouche, mes dents vont tomber, je peux plus parler ! Maman ! J’ai la gueule emportée ! Regarde ! Maman ! Où es-tu ?! Le serpent m’a déchiqueté le visage ! Et le frelon qui approche, ses gros yeux me regardent, ils m’aveuglent, maman, aide-moi ! J’ai mal partout ! Maman ! Et les autres au-dessus de moi, c’est pas vrai ! Je vois plus rien ! Maman, saloperie de bourdon ! Tiens ! Prends ça, salope !

*

Larve en proie aux fourmis carnivores, le tueur avait rampé jusqu’aux dunes. Soutenu par deux puissantes torches, l’hélicoptère avait fini par le débusquer. Dans la cabine, l’ambiance était électrique. Malgré le stress et le vent de sable soulevé par l’appareil, le pilote maniait le manche avec dextérité. Osborne avait confiance : Fitzgerald était là.

Il ordonna au pilote de descendre : ils tenaient Kirk sous leurs feux.

Non loin, avançant dans la nuit naissante, Jack suivait les faisceaux de l’hélicoptère. Il aperçut enfin Kirk, pris sous les projecteurs. Le sable projeté par le souffle des pales fouettait son visage. Malgré son désir d’en finir avec lui, il resterait prudent : le tueur était aux abois et probablement armé.

Sa veste protégeant son visage, Jack avança : il avait repéré la silhouette de Kirk derrière les joncs, à moitié caché par une butte de sable que l’appareil chassait dans un tourbillon. Aveuglé par la lumière blanche, Kirk cherchait à fuir. L’hélicoptère le survolait de trop près : Fitzgerald grimpa la pente sablonneuse qui le séparait du tueur. Le vacarme assourdissant rendait la scène surréaliste : Kirk, prisonnier des lumières, brandissait une arme vers l’appareil.

Fitzgerald se coucha au sommet de la dune et pointa son calibre. La fatigue faisait trembler son poignet : il ajusta le tueur dont le visage semblait déformé. Kirk visait l’hélicoptère, juste au-dessus de lui. Fitzgerald tira au moment où Kirk pressait sur la détente : la balle du .38 fusa dans l’air tourbillonnant et lui traversa le cou. Malcom Kirk lâcha son arme, tenant sa gorge dans ses mains.

Mais il avait eu le temps de tirer.

Depuis la cabine de l’appareil, Osborne sentit le coup venir, un peu tard. Il hurla :

— Attention, il a une arme ! Remonte !

Le pilote avait déjà broyé le manche à balai. En contrebas, Kirk vidait son chargeur : la première balle ricocha contre une pale, l’autre atteignit le pilote à la tête. Ses lobes frontaux se dispersèrent tandis qu’il s’écroulait sur les commandes de l’appareil. Aussitôt, l’hélicoptère partit en vrille. Dans un vacarme terrifiant, Osborne se jeta sur les commandes et tenta de dégager le pilote.