Pantin alors redoutable, il tituba jusqu’au perron de la propriété. Pendu au bout de sa main, le calibre .38 ballait au hasard de ses pas.
Bizarrement, personne ne vint interrompre sa marche. Les domestiques avaient été congédiés pour la journée, aucun vigile privé n’arpentait le jardin : on l’attendait.
Le policier respira puissamment avant de pousser la porte de bois blanc. Le hall de la maison n’était que luxe inutile, dorures en pagaille, tableaux de la Renaissance ou imitations de grands maîtres. Ses vieilles Doc couinèrent sur le marbre gris. Le silence de la propriété annonçait son arrivée.
Fitzgerald tira ses semelles sales vers le salon. La veste légère qu’il portait collait à sa chemise débraillée. Il y avait du sang partout. Un fantôme aux yeux d’acide, voilà à peu près ce qu’il restait du plus grand flic de la ville.
Une odeur de cigare alerta ses narines. Jack pénétra dans le salon, l’arme toujours collée à sa cuisse. Le bandage s’était desserré mais il n’avait pas pris la peine de le refaire. Il n’éprouvait plus qu’un curieux devoir de justice perdu au milieu d’images sinistres : parmi elles, Eva faisait l’amour à Ann, leurs corps mêlés de placenta, ou quelque chose comme ça…
— Je vous attendais, fit une voix derrière un large fauteuil de cuir.
Jack stoppa son attaque sur le tapis persan du salon. Des volutes épaisses s’envolaient mollement derrière le dossier : le gros fauteuil pivota sur lui-même. Dedans, un homme soudain très vieux inclina la tête : Hickok.
Lui aussi avait pris dix ans dans la nuit. Jack se sentit moins seul en relevant son arme. Le canon du .38 visa la tête. Entre les deux yeux. Une mort précise.
Hickok sourit, un peu las : manifestement, la punition ne lui faisait pas peur. Le procureur du district semblait même attendre le châtiment qu’il méritait — Fitzgerald. Il avait joué, et tout perdu. Le Maori avait vite soupçonné son supérieur d’être dans le coup. Même s’il ne savait pas comment, ni pourquoi. Sans preuve, il ne pouvait rien. Hickok lui-même avait senti que Fitzgerald finirait par le débusquer. Depuis le début, les deux hommes s’étaient tendu des pièges ; au finale, un pitoyable match nul, de ces mauvaises rencontres où tout le monde sort tête basse.
Ces deux êtres réputés durs au mal souffraient et, aujourd’hui face à face, allaient jouer une funèbre partie de qui-perd-gagne.
Le canon du revolver semblait aimanté au front du procureur. Jack dit doucement :
— Maintenant racontez-moi tout ; depuis le début.
Hickok évacua un soupir, sourit jaune, ralluma son cigare pour l’inspiration et se cala dans le cuir du fauteuil. À la différence de Jack, Hickok souffrait confortablement.
— D’après ce que j’ai pu tirer de lui, dit-il enfin, et considérant le travail effectué depuis cinq années sur sa personnalité fort complexe, Malcom Kirk est issu d’une petite île de Polynésie, dans l’archipel des Samoa, Pacifique Sud. On y pratiquait encore la coutume du moetotolo, que vous connaissez peut-être… (Fitzgerald inclinant la tête, il poursuivit :) Malcom était l’esclave de sa mère. Toutefois il fit preuve d’un courage magnifique en osant la défier : comme il lui était impossible et de toute manière inconcevable de rencontrer des jeunes filles en plein jour, il décida de devenir moetotolo, c’est-à-dire l’amant d’une nuit… Sa mère, monstre de possession, l’ayant émasculé à la puberté, vous imaginez quelle fut sa déroute. Dès lors, Malcom apprit à ses dépens que la réalité confirmait les propos de sa mère : le monde était fourbe, les femmes mauvaises, sauf sa chère mère, évidemment…
— Venons-en au fait, coupa Jack, pas du tout enclin à entendre les théories d’un ethnologue de pacotille.
— Bien, rectifia Hickok. Quand j’ai trouvé Malcom, le pauvre garçon était coupé du monde, sans repères. Pourtant il émanait de lui une grâce, une sensualité…
— C’était votre gigolo.
— Bien sûr, soupira Hickok. Bien sûr, vous ne pouvez pas comprendre… Je suis tombé amoureux de lui. Je n’ai pas honte de le dire. Malcom a été la lumière dans ma vie, la seule chose véritable que j’aie jamais rencontrée… (Hickok paraissait sincère.) Malheureusement, enchaîna-t-il, Malcom était tombé entre les mains de Zinzan Bee qui avait fait de lui sa chose, une pauvre chose qu’il prostituait dans des milieux, disons, aisés…
— Et c’est là que vous l’avez rencontré.
— Oui. La première solution était d’embarquer cette canaille de Bee pour proxénétisme ou encore de le tuer, mais il y avait un obstacle de taille : Irène venait d’être assassinée et mutilée. Je n’ai jamais très bien su si Malcom a tué sa mère ou si cette vieille folle est décédée de mort naturelle : toujours est-il qu’il gardait précieusement son cadavre dans un endroit secret et, appelé par je ne sais quelle voix intérieure, lui livrait les scalps de ses victimes. Zinzan Bee savait tout de ses agissements, comme il savait tout de mes sentiments pour le jeune Polynésien. Nous conclûmes donc un pacte : je laissais filer Bee et sa clique en échange de Malcom. En quelque sorte, je le rachetais à son patron…
— Et vous vous êtes débrouillé pour étouffer l’affaire…
— En quelque sorte. J’ai alors pris Malcom sous mon aile avec pour objectif de le soigner au plus vite. Le pauvre était seul et je le répète complètement perdu. Je lui ai trouvé une maison à l’écart et commençai une thérapie avec l’aide d’un médecin personnel. Les premiers mois, tout se passa bien. Malcom apprenait la vie et la médecine l’aidait à reconstituer sa personnalité. Chacune de ses réactions était féminine : ses envies, ses désirs, ses petits actes de tous les jours… Je ne savais pas qu’il tenterait d’être un homme… Car ce que ni moi ni le médecin ne savions, c’est qu’il avait rapatrié le corps de sa mère dans les environs… Malcom entretenait son délire à notre insu…
Le procureur marqua une pause. Son visage était maintenant tout à fait gris.
— Et Carol Panuula ? reprit Fitzgerald.
— Je ne sais pas comment Malcom a rencontré cette petite traînée, fit-il sans cacher son mépris. J’ai appris la nouvelle par le biais de Zinzan Bee, personnage toujours aussi sordide qui, dès lors, assura sa protection sur les docks où la petite garce tapinait.
— Pourquoi ? Il eût été aussi simple de se débarrasser de Carol.
— Malcom l’aimait. Enfin, c’est ce qu’il disait. Je le laissais faire, croyant qu’il comprendrait vite qu’il lui était impossible de lier une relation avec une femme, mais cette petite pute l’avait embobiné. Mal lui en prit puisque Malcom eut une rechute. Je ne pensais pas qu’il tenterait ça… Je veux dire, rechercher sa masculinité perdue. Bien entendu, ce fut un fiasco. Carol morte, il fallait faire vite. J’ordonnai à Malcom, en état de choc, de rester à la maison de Waiheke avec interdiction formelle de revenir sur le continent. Quand il me révéla l’existence des bandes où Carol enregistrait ses coïts, j’avoue avoir paniqué : et si Malcom figurait sur ces bandes ? Bien sûr ils n’avaient jamais fait l’amour mais ils avaient très bien pu essayer… Bee et sa clique se sont chargés de récupérer ce maudit dictaphone mais la piste était chaude. Kirsty, la prostituée, en savait trop, le Thaïlandais était un témoin gênant et vous touchiez au premier rouage de l’engrenage, au risque de remonter toute la filière…
— Vous oubliez Helen.
Il y eut un moment de flottement. Le canon du .38 pointé en direction du cœur, Hickok s’ébroua.
— On peut dire que l’affaire White est venue à point, dit le procureur avec une assurance suspecte — ou suicidaire. En dérobant l’une des pièces à conviction, à savoir la lame de rasoir qui avait blessé Edwyn White, et en tuant votre amie Helen à l’aide de celle-ci, nous comptions créer un choc psychologique susceptible de vous faire perdre les pédales… Et surtout de vous éloigner de la vérité. En vain.