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21

Le coroner Mc Cleary n’avait pas dormi depuis deux jours. Il avait envoyé sa famille chez ses beaux-parents et ne les rejoindrait pas avant d’en avoir terminé. Comme Fitzgerald, il commençait à ne plus rien supporter. Même pas sa famille.

Plongé dans un état proche de l’épuisement, Mc Cleary se demandait encore comment les choses avaient pu aller jusque-là. Depuis le début, cette histoire de fémur le froissait : pourquoi Tuiagamala (ou d’autres types à la solde de Zinzan Bee) avait-il pris le temps de soutirer l’os de Pete Loe ?

Suite à l’appel de Jack, le coroner s’était rendu avec une équipe à Waikoukou Valley. Là, ils avaient découvert un charnier abject au milieu d’une clairière enfoncée loin dans la pinède. Des tas d’os humains blanchissaient, mêlés au dépeçage d’animaux divers — des cochons, le plus souvent.

Le cadavre de Wilson fermentait parmi tout ça : on l’avait éventré de haut en bas après qu’un coup violent lui eut à moitié emporté le visage. À partir de là, les policiers avaient fait leur travail. Leur sale travail : trier les corps du charnier pour vérification de l’identité des victimes. Mc Cleary avait assisté au sinistre spectacle et c’est sans surprise qu’il avait constaté l’absence de fémur sur chaque cadavre tiré du charnier. L’opération, longue et fastidieuse, dura toute la journée. Sous les ordres du médecin légiste, on assembla les os. Les squelettes se reconstituaient. Deux hommes, deux femmes — sans doute Kirsty et Katy Larsen. Même Wilson n’avait plus de fémur…

Mc Cleary commençait à savoir pourquoi : l’inspection de la cabane où vivaient Tuiagamala et ses sbires n’avait fait que confirmer ses hypothèses. Accrochés aux murs de la bicoque, les heï-tiki aux figures grimaçantes étaient en os. Mc Cleary les avait amenés au labo pour expertise. Des os humains.

Comme dans les vieilles traditions maories, on avait sculpté les os de ses ennemis pour confectionner le précieux pendentif…

Il téléphona plusieurs fois chez Jack mais ça ne répondait pas. Tout allait de mal en pis.

Le coroner n’était pas au bout de ses mauvaises surprises : il était midi quand on lui apporta un nouveau corps. Celui d’une femme.

Maintenant, et pour la première fois de sa vie, Mc Cleary répugnait à exercer son métier. Quand, deux jours plus tôt, il avait dû découper le cadavre d’Helen, la maîtresse de son meilleur ami, il avait frôlé la crise de nerfs. Mais Ann Waitura, mon Dieu, non…

Malgré ses blagues un peu creuses, il avait toujours aimé cette fille. Depuis le début. Ses pupilles étincelantes, cet air de ne pas y toucher, la fureur qui l’animait, ce n’était pas de l’amour à proprement parler — Mc Cleary aimait sa femme bien qu’il ne rechignât pas à quelques « extra » — mais cela avait le parfum puissant du désir : Ann Waitura était jeune, superbement faite, et son visage clos sur le marbre de la morgue avait l’air presque vivant. Cette vision le torturait.

Et puis il y avait cette saloperie au milieu du corps, ce pubis manquant qui laissait une blessure à vif au niveau du sexe. Ce détail anatomique qui changeait tout…

Mc Cleary cligna si fort les yeux que deux larmes pures s’en échappèrent : Ann était allongée sur la table d’autopsie, les bras posés contre les hanches, dans la position qui lui faisait si peur la première fois qu’elle était venue ici… Le coroner se sentait vraiment mal : beaucoup plus que lors des premières leçons à l’école de médecine, quand il fallait découper ses premiers macchabées en faisant le désinvolte un peu dragueur… Il avait toujours considéré la mort comme une chose abstraite. Sa logique était chirurgicale, il ne matérialisait jamais les corps qu’on lui amenait mais ce soir Ann lui renvoyait en pleine face les symboles de la vie, de la jeunesse, et de la mort… Il saisit malgré lui un scalpel. Ses mains tremblaient comme quelques feuilles abandonnées. Non, jamais il ne pourrait triturer ce vagin, tout chez elle était si émouvant… Oui, c’était décidé, ce soir, il donnerait sa démission.

Fitzgerald arriva à cet instant précis.

Sur le coup, Mc Cleary eut un geste de recul : quelle tête il avait ! Il le connaissait depuis longtemps mais l’humanité avait comme disparu de son visage : ses yeux rougis lançaient des éclairs hagards, le pas était chaotique, saccadé, sans but précis. Ses lèvres semblaient psalmodier. Une épave. Sa chemise ouverte était maculée de sang, sa veste ne valait guère mieux, arrachée au niveau de l’épaule gauche, quant à sa cuisse, une auréole de sang grandissait sur son pantalon.

— Salut, Jack ! lança-t-il dans un pauvre sourire où l’ironie tombait à plat. Dis donc, t’as vu ta gueule ?

— Une fois ou deux, il répondit dans un souffle. Désolé, j’ai pas le cœur à la plaisanterie.

— Moi non plus…

Le coroner se tourna alors vers Ann, tout à fait morte sur son lit de marbre. Ses seins magnifiques faisaient un monticule de chair sans vie. Jack passa devant elle, mâchoires scellées pour éviter de geindre. Mc Cleary remarqua qu’un mouchoir avait été bourré sous sa chemise. Le tissu regorgeait de sang frais. Fitzgerald ne disait rien : la balle de Shelford lui avait troué le ventre sur le côté mais ça ne l’empêchait pas de marcher.

« Ce type est increvable ! » songea le coroner avec un brin d’admiration bornée.

Le visage dégoulinant de sueur, Fitzgerald posa ses mains sur la table d’autopsie. Oui, il était fatigué. Rétamé. Complètement vidé.

Il regardait maintenant la tête inerte de son équipière, ses lèvres qui ne souriaient plus… Une larme de tendresse passa dans ses yeux. D’une certaine manière, Jack avait aimé Ann. Pas beaucoup, pas longtemps, mais suffisamment pour lui devoir quelque chose.

Et puis soudain le drame.

Le coup de canon dans le dos.

Une épouvantable montée d’adrénaline, le cœur comme coincé dans la gorge : Jack frémit de tout son corps. La violence était si vive qu’il manqua d’en vomir. Comment cracher ses poumons pour contenir l’implosion de la vie qui fuyait sous ses yeux, là, devant lui, juste devant lui, cette tache de naissance à l’intérieur de sa cheville gauche et cette cicatrice reconnaissable entre mille ? Non, c’était impossible ! Comment ne l’avait-il jamais vu auparavant, cette petite tache si particulière, avec sa forme oblique, surmontée d’une marque originale, celle occasionnée par le vaccin d’urgence administré alors que le nourrisson était frappé d’une maladie qu’on craignait incurable ? Cette marque, il n’en existait qu’une au monde : celle que portait sa fille.

En l’espace d’une ou deux secondes, tout explosa dans l’esprit de Fitzgerald. Ann était sa fille. Ann Waitura, sa fille.

Sa fille.

Comment elle avait survécu, qui l’avait recueillie, comment était morte sa mère, il n’en savait rien : elle non plus peut-être. Sans doute était-ce la raison pour laquelle Ann, ou plutôt Judy, était devenue experte en criminologie. Et lui, pauvre fou cherchant chez toutes les femmes la marque qui lui permettrait de reconnaître sa fille n’avait même pas su voir qu’elle était sous son nez, vingt-cinq ans après !

Bien sûr tout collait, même l’âge. Et lui qui croyait qu’Eva était cette femme, tout ça parce qu’ils avaient la même chose dans le sang ! Des leurres. Le monde n’était qu’un leurre. Ann avait découvert l’ignoble supercherie après avoir couché avec lui, dans le bureau elle avait vu les photos, ses photos, et les dossiers qu’il menait depuis toutes ces années, elle s’était rendu compte qu’il était son père et c’est pour ça qu’elle s’était jetée dans la gueule du loup, Malcom Kirk.