Osborne avait téléphoné au pire moment. Le tueur enfui en camion, Ann avait monté l’opération en code rouge pour l’exclure lui. Son but était bien de mourir sans qu’il apprît jamais la vérité. Car elle l’aimait. Pas comme un père, non, pas comme un père… Évidemment, c’était un suicide. Comment pouvait-elle vivre avec pareille horreur dans ses entrailles, et jusque dans son sexe ? Aucun doute n’était possible. Aucun sursis non plus : elle venait de coucher avec Jack Fitzgerald. Son père. Voilà donc ce qui l’effrayait tant chez cet homme, ce qui l’attirait aussi…
Zinzan Bee et le vieux Maori avaient jeté un sort sur le monde, sur ceux qui avaient envahi leur île. Le malheur arrivait, nu.
Jack se tordit en mille. Il ne reconnut pas la petite Judy dans le visage exsangue d’Ann Waitura mais réalisa l’impossible : il avait couché avec sa fille, aujourd’hui morte, le sexe scalpé, par sa faute.
Une poignée de secondes : c’est le temps qu’il lui fallut pour tout comprendre.
Vingt-cinq ans d’obsession pour arriver à ça. Fitzgerald empoigna son calibre .38, le fourra dans sa bouche et se fit sauter la tête. Sans hésiter.
Ce n’est pas la mort qu’on craint, c’est la douleur. Une poignée de secondes : Jack ne s’en était pas si mal tiré.
Mc Cleary n’eut pas le temps de retenir le geste de son ami. Tout s’était passé trop vite — une poignée de secondes.
Il lâcha un cri pour l’arrêter dans sa folie destructrice mais la tête de Jack avait déjà volé en morceaux. Ann en était recouverte.
Le coroner tendit les mains comme pour le rattraper mais Fitzgerald venait de s’écrouler contre la table de marbre, aux pieds de sa fille. Il ne souffrait plus du tout maintenant.
Silence.
Un râle. Le sien ; Mc Cleary s’affaissa malgré lui. Anéanti, il prit sa tête entre ses mains et sanglota doucement. Ses épaules tressautaient, secouées d’un petit rire hystérique, les larmes sautaient à cloche-pied sur ses moustaches. L’enfer était ici. Cette fois-ci, il n’avait plus rien à faire sur ce coin de terre. Partir. Loin. N’importe où, avec sa famille, un peu d’argent, quoi d’autre…
Il quitta le bloc comme dans un cauchemar. Par endroits, les murs le retenaient. La peau rougie de larmes, il marcha sous le regard atterré des infirmières, droit devant lui. Il ne répondit à aucune question. Déjà des cris s’échappaient depuis la morgue : une femme venait de s’évanouir dans la salle d’autopsie, les autres détournaient les yeux en se voilant la face. Ça n’avait plus beaucoup d’importance.
La Honda attendait, toute bête, sur le parking de l’institut médico-légal où les palmiers se dandinaient. Le médecin tituba jusqu’à la portière, s’essuya le visage d’un revers et s’y prit à trois fois avant d’ouvrir la serrure. Sa tête tanguait dans l’après-midi, il suffoquait, sa gorge cherchait le bon air mais tout empestait ici-bas. Enfin, il s’affala sur le siège et fila sur la route de Devonport, déjà ailleurs, loin, très loin.
Oui, partir, c’était la seule solution à peu près valable. Fuir. Disparaître.
Un gros paquet de larmes afflua de nouveau. Ses yeux vomissaient en de violents sursauts que rien ne semblait calmer. Ann, Jack. C’était trop, trop dur. Il pensait à tout, à rien, ses différences. Les larmes et la douleur l’aveuglaient : il ne vit pas le camion qui venait de couper la route. La Honda fonça droit dessus.
Sans un cri, Mc Cleary s’encastra sous la remorque de la citerne.
On ne retrouva jamais le conducteur du camion volé. L’accident s’était produit à la sortie de Devonport, un 31 décembre où les forces de sécurité encadraient le défilé de la Whitbread. Mais quand les policiers vinrent constater l’accident, ils notèrent qu’une chose manquait parmi l’amas de chair écrasée dans le moteur de la Honda : un fémur.