"Très bien, j'ai compris," dit Harry. "Professeur, je suis bien conscient du fait que si je sauve Hermione au prix de deux autres vies, j'aurai perdu des points en termes utilitaristes. Je suis extrêmement conscient du fait Hermione ne voudrait pas que je prenne le risque de détruire tout un pays juste pour la sauver. C'est du bon sens."
"Enfant qui détruit les Détraqueurs," dit la voix douce, "s'il n'y avait qu'un seul pays dont je craignais que vous provoquassiez la destruction, je serais moins inquiet. Je ne croyais pas, au début, que votre connaissance de la science moldue et de ses pratiques serait une source de grand pouvoir. J'y crois maintenant plus. Je suis, pour être parfaitement sincère, inquiet pour cette plaque en or."
"Eh bien, si la science-fiction m'a appris quoi que ce soit," dit Harry, "c'est que détruire un système solaire n'est pas moralement acceptable, surtout si on le fait avant que l'humanité n'ait colonisé un autre système stellaire."
"Alors vous abandonnerez cette…"
"Non," dit Harry sans même réfléchir avant d'ouvrir la bouche. Après un moment, il ajouta : "Mais je comprends ce que vous essayez de me dire."
Silence. Les étoiles ne s'étaient pas déplacées, pas même d'autant qu'elles ne l'auraient fait dans le ciel terrestre.
Un très léger bruissement, comme si quelqu'un réajustait sa position. Harry se rendit compte qu'il était resté debout un moment sans bouger et s'assit sur le cercle quasiment invisible qui demeurait sous lui en faisant attention de ne pas toucher aux bords du sortilège.
"Dites-moi," dit la voix douce. "Pourquoi cette fille a-t-elle autant d'importance pour vous ?"
"Parce qu'elle est mon amie."
"Dans l'anglais tel qu'il est usité, M. Potter, le mot 'ami' n'est pas associé à la notion d'un effort désespéré visant à réanimer les morts. Avez-vous l'impression qu'elle est votre véritable amour, ou quelque chose comme cela ?"
"Oh, pas vous aussi," dit Harry d'un ton las. "Entre tous, pas vous, professeur. D'accord, nous sommes meilleurs amis, mais c'est tout, d'accord ? Cela suffit. Les amis ne laissent pas leurs amis rester morts."
"Les gens normaux n'en font pas tant pour ceux qu'ils disent être leurs amis." La voix semblait à présent plus distante, plus absente. "Pas même pour ceux qu'ils disent aimer. Leurs compagnons meurent et ils ne partent pas à la recherche d'un pouvoir permettant de les ressusciter."
Harry ne put s'en empêcher. Il regarda à nouveau, sachant que ce serait futile, et ne vit que des étoiles. "Laissez-moi deviner, vous avez déduit de cette observation que… les gens n'accordent pas autant d'importance à leurs amis qu'ils le prétendent."
Un bref rire. "Il leur serait difficile de prétendre leur en accorder moins."
"Ils leur en accordent, professeur, et pas seulement à leur véritable amour. Des soldats se jettent sur des grenades pour sauver leurs amis, des mères se précipitent dans des maisons en flammes pour sauver leur enfant. Mais si vous êtes un Moldu, vous ne savez pas que la magie existe et qu'elle peut ramener les gens à la vie. Et les sorciers normaux ne… sortent pas des sentiers battus comme ça. Après tout, la plupart des sorciers ne recherchent pas comment devenir assez puissants pour se rendre eux-mêmes immortels. Est-ce que ça prouve qu'ils n'accordent aucune importance à leur vie ?"
"Comme vous le dites, M. Potter. Je jugerais certainement que leur vie n'a aucun sens et aucune valeur. Peut-être, en quelque lieu caché de leur cœur, croient-ils eux aussi que l'opinion que j'ai d'eux est correcte."
Harry secoua la tête, puis, agacé, releva la capuche de la Cape et secoua de nouveau la tête. "Cela me semble être un point de vue choisi sur le monde, Professeur," dit le visage mal éclairé d'un garçon suspendu au-dessus d'un cercle d'herbe sombre au milieu des étoiles. "Quelqu'un de normal n'essaierait tout simplement pas d'inventer un sortilège de résurrection, si bien que vous ne pouvez rien déduire du fait qu'ils ne le font pas."
Un instant plus tard, la silhouette mal éclairée d'un homme assis sur un cercle d'herbe devint visible.
"S'ils se préoccupent vraiment de ceux qu'ils disent aimer," dit doucement le professeur Quirrell, "pourquoi n'y pensent-ils pas ?"
"Les cerveaux ne fonctionnent pas comme ça. Ils ne mettent pas le turbo quand l'enjeu augmente - ou s'ils le font, c'est dans le cadre de contraintes strictes. Je ne pourrais pas calculer la millième décimale de pi, même si la vie de quelqu'un en dépendait."
Le visage mal éclairé s'inclina. "Mais il y a une autre explication possible, M. Potter. C'est que les gens jouent le rôle de l'amitié. Ils en font autant que le rôle exige d'eux et rien de plus. L'idée me vient que la différence entre vous et eux n'est peut-être pas que vous vous souciez plus des choses qu'eux. Pourquoi seriez-vous né doté de sentiments d'amitié anormalement forts, si bien que vous seul entre tous les sorciers auriez la motivation nécessaire à ressusciter Hermione Granger après sa mort ? Non, la différence la plus probable n'est pas que c'est plus important pour vous. C'est que, étant un être plus logique qu'eux, vous avez été seul à penser que le rôle d'un Ami exigeait un tel acte de votre part."
Harry regarda les étoiles. Il aurait menti s'il avait prétendu ne pas avoir été secoué. "Ça… ça ne peut pas être vrai, professeur. Je pourrais citer dix exemples de romans Moldus où les gens vont jusqu'à ressusciter leurs amis morts. Les auteurs de ces histoires comprenaient clairement ce que je ressens pour Hermione. Même si vous ne les avez pas lues, j'imagine que… peut-être Orphée et Eurydice ? Je n'ai à vrai dire pas lu celle-ci mais je sais ce qui s'y passe."
"De telles histoires sont aussi racontées parmi les sorciers. Il y a l'histoire des frères Elric. L'histoire de Dora Kent, qui fut protégée par son fils Saul. Il y a Ronald Mallett et son défi au Temps perdu d'avance. En Italie, avant sa chute, le drame de Precia Testarossa. Au Japon, on parle de Akema Homura et de son amour perdu. Ce que ces histoires ont en commun, M. Potter, c'est qu'elles sont des fictions. Les vrais sorciers ne s'y essaient pas, alors que l'idée ne dépasse clairement pas leurs capacités d'imagination."
"Parce qu'ils ne pensent pas que c'est possible !". La voix de Harry monta.
"Devrions-nous aller voir le bon professeur McGonagall et lui parler de votre intention de trouver un moyen de ressusciter Mlle Granger afin de découvrir ce qu'elle en pense ? Peut-être ne lui est-il jamais venu à l'esprit d'envisager cette option… ah, mais vous hésitez. Vous connaissez déjà la réponse, M. Potter. Savez-vous pourquoi vous la connaissez ?" On pouvait entendre le froid sourire derrière la voix. "Une délicieuse technique que voilà. Merci de me l'avoir enseignée."
Harry était conscient de la tension de son visage et ses mots semblèrent avoir été hachés. "Le professeur McGonagall n'a pas grandi avec le concept moldu d'un pouvoir scientifique en expansion et personne ne lui a jamais dit que quand la vie d'un amie est en jeu, le moment est venu de réfléchir de façon très rationnelle…"
La voix de professeur de Défense monta aussi d'un ton. "Le professeur de métamorphose lit un script, M. Potter ! Ce script lui demande de pleurer et faire son deuil afin que tous sachent à quel point elle se souciait de Hermione. Les gens ordinaires réagissent mal si on leur suggère de dévier du script. Comme vous le saviez déjà !"
"C'est drôle, j'aurais pu jurer avoir vu le professeur McGonagall dévier du script au dîner d'hier. Si je la voyais en dévier dix autres fois j'irais peut-être bien lui parler de ressusciter Hermione, mais pour l'instant tout cela est nouveau pour elle et elle a besoin de pratique. En définitive, professeur, ce que vous essayez de balayer en expliquant que l'amour, l'amitié et tout le reste ne sont qu'un mensonge, c'est juste que les êtres humains sont limités."