Marsch appelait à son aide tous ses désirs de meurtre. Combien de fois avait-il senti l’envie de tuer lui monter au cerveau, exorbiter son œil unique ? Et là, il ne pouvait tirer sur cet homme jaune, qui le regardait avec cette même envie dans le regard.
— Il vaudrait mieux appeler mister Clifton, dit encore Tamoï. Il pourra peut-être quelque chose pour mon camarade.
— Je peux l’examiner, dit Marsch d’une voix étranglée.
Tamoï hocha la tête d’un air dubitatif. L’Allemand fit un pas en avant, puis deux. L’homme recula à son tour. Ils se rapprochèrent de Tsin et du général. Celui-ci avait les yeux ouverts et les regardait.
Marsch tira son arme et appuya deux fois sur la détente. Tamoï, surpris, lâcha son arme, porta une main à sa poitrine, tomba lourdement. Du pied, l’Allemand expédia au loin l’énorme revolver.
Le Chinois n’était pas mort. Il roula brusquement en avant, encercla les jambes de Ludwig qui se cramponna à un fauteuil. Prenant son arme par le canon, il l’abattit sur la nuque épaisse de Tamoï. Il dut recommencer pour que le Chinois lâchât enfin prise.
L’Allemand haletait et son visage était mouillé de transpiration. Il s’essuya de sa manche, glissa son pistolet dans sa poche, croisa le regard du général. Nangiang le considérait avec surprise. Il ne comprenait certainement pas ce qui venait de se passer.
Titubant un peu, Ludwig alla chercher les courroies de cuir servant à arrimer les caisses dans la soute. Il revint attacher Tsin qui dormait profondément depuis quelques minutes. Il le fit tomber dans la travée et le laissa là.
Traînant le corps de Tamoï, il l’approcha de la porte. Il ouvrit celle-ci, la fixa. Avec de grandes précautions, il poussa le cadavre vers le vide. Le moindre trou d’air pouvait l’entraîner lui-même en dehors de l’appareil. Il se mit à plat-ventre, coinçant ses pieds sous un des fauteuils. Centimètre par centimètre, il fit avancer le mort. La tête de Tamoï fut bientôt en dehors, puis ses épaules. Les vêtements accrochaient au rebord en métal. Il glissa ses mains sous les jambes de l’homme, le souleva. Presque la moitié du corps de Tamoï se trouvait maintenant à l’extérieur.
Ludwig se redressa, s’arc-bouta d’une jambe contre la cloison proche et fit basculer le corps. Épuisé, il referma la porte, s’appuya contre quelques secondes. Tournant la tête vers la gauche, il rencontra à nouveau le regard du général. Ce dernier était parfaitement lucide et ses lèvres murmuraient quelque chose.
L’Allemand alla récupérer l’arme du garde et se pencha vers Tsin. Ce dernier dormait toujours. Rassuré il revint vers l’avant. Sara se retourna vivement. Elle était pâle. Ludwig prit la bouteille de whisky, se souvint que le contenu était drogué et jura. Il restait une boîte de bière dans le poste et il l’ouvrit.
Clifton lui jeta un regard en coin.
— Je suppose que tu as commencé la tuerie. Tu as du sang sur ta combinaison.
Celui de Tamoï. Dégoûté, il le frotta avec un chiffon sale.
— Les deux ? demanda encore Clifton.
— Tamoï.
Ludwig s’approcha de la carte, calcula le point et le donna à Philip. Épuisé il se laissa choir sur le siège destiné normalement au mécanicien.
— Tu ne parais guère satisfait de toi, cria Clifton, pour couvrir le bruit des moteurs.
— Ta gueule !
Clifton sourit. Ludwig était nerveux. Tant qu’il était aux commandes de l’appareil, il ne pouvait rien faire et tout se déciderait une fois que le D.C. 3 serait posé sur le petit terrain, au cœur de la jungle. Mais alors il ne disposerait certainement que de quelques minutes pour renverser la situation.
— Allez jeter un coup d’œil au général et à l’autre garde ! ordonna Ludwig.
Ostensiblement il sortit le gros revolver du garde et le tint dans sa main. La jeune femme sortit du poste.
— Je suppose que tu as l’intention de garder les deux cent mille dollars pour toi seul ? Dans ces conditions, je comprends très bien ton attitude.
Ludwig se pencha vers lui.
— Si tu changes d’avis, il est encore temps pour toi de partager avec moi.
— Et la fille ?
— Trop heureuse de se retrouver indemne, elle n’insistera pas.
— Tu es certain que ces deux cent mille dollars ne sont pas un piège ? répondit Clifton.
Ludwig fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Si elle était un agent des Chinois ? Nous risquons de crever dans cette clairière, sans que personne ne se préoccupe jamais de notre sort.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Son audace. Elle n’avait qu’un seul atout en s’embarquant avec nous. Ces moitiés de billets.
— Elle savait certainement à qui elle aurait affaire, ricana Ludwig. Si nous avions refusé, elle ne risquait absolument rien. On ne peut être à la fois honnête et assassin. Est-ce que tu acceptes de coopérer ?
— Non.
— Dans quelques instants il sera trop tard. Si c’est la prudence qui te fait hésiter, je n’aurai plus besoin de toi pour sortir l’appareil de la jungle.
Clifton fit la moue et Ludwig avait une envie folle d’abattre sa crosse sur ses cheveux courts. Il lui ferait ravaler ses ironies et ses attitudes.
Sara revint, s’approcha de lui.
— Tout va bien. Mais le général est réveillé.
— Je sais.
— Il a assisté à…
— Oui, mais il est incapable de se lever.
— Tsin ?
— Toujours endormi.
Clifton se pencha vers la gauche. Il y avait une grande plaque jaune dans la jungle, comme une tache de pelade.
— Certainement le terrain ! cria-t-il.
Dans quelques minutes il aurait les mains libres et s’en réjouissait à l’avance. Il tournoya quelques instants au-dessus de l’endroit.
Le petit aérodrome avait la forme d’un écusson. L’atterrissage serait brutal, car il devrait actionner les freins le plus rapidement possible.
— Vous devriez aller vers le général. Il risque d’être projeté hors de son brancard, dit Clifton.
Il souhaitait que Ludwig quitte le poste. Seul avec Sara, il la désarmerait facilement.
CHAPITRE V
Le village se nommait Manksu et se composait d’une vingtaine de huttes, entassées en désordre dans une clairière. En tout une centaine d’habitants, dont la moitié d’enfants. Le terrain était à quelque cent mètres et n’avait été utilisé que de rares fois depuis la fin de la guerre civile chinoise. Les Nationalistes l’avaient utilisé clandestinement pour évacuer les leurs. Il n’était même pas répertorié par le gouvernement birman.
Le lieutenant Fang observait le mouvement dans la ruelle principale à l’aide de fortes jumelles. Autour de lui les irréguliers chinois assis dans l’herbe, attendaient ses ordres. Dix hommes qu’un chef de bande avait mis à sa disposition pour occuper, durant vingt-quatre heures, le village de Manksu, le temps que l’avion se pose sur le terrain et que le général traître soit livré.
Normalement il aurait dû s’emparer du village à l’aube, selon les instructions reçues. Il avait eu la sage précaution d’envoyer un éclaireur, et celui-ci était revenu avec une nouvelle catastrophique. Depuis deux jours, un fonctionnaire de la province procédait à des relèvements cadastraux. Il était protégé par un peloton de soldats birmans armés jusqu’aux dents, une vingtaine d’homme disposant d’un camion et de la radio.
Fang avait reçu des ordres stricts avant de passer la frontière. En aucun cas il ne devait créer un incident susceptible d’établir qu’un officier chinois se trouvait parmi les irréguliers.