Maung essaya de lui expliquer que la présence effective d’un envoyé du gouvernement était la meilleure des propagandes. Il était si sérieux qu’il ne comprit pas pourquoi l’officier éclatait de rire. C’était humiliant.
Le camion roulait lentement sur l’humus gras de la piste. Parfois un ruisseau coupait celle-ci et les roues patinaient dans le fond de boue.
— Ce n’est pas un fonctionnaire, mais mille qu’il faudrait envoyer dans le coin.
— Le gouvernement est pauvre.
— Les Anglais sont peut-être partis trop tôt, dit l’officier.
Maung lui jeta un regard oblique.
— Vous ne seriez pas officier, et moi pas fonctionnaire.
Mais l’officier ne l’écoutait pas. D’un geste il fit stopper le véhicule, coupa lui-même le contact.
Un bourdonnement emplissait l’air.
— Un avion, dit Maung.
— Oui, et dans la région c’est rare. J’espère que les Chinois ne profitent pas de notre faiblesse au point de survoler le territoire.
Il commanda au chauffeur de rouler un peu plus loin, jusqu’à une clairière. Il monta sur le toit avec ses jumelles et inspecta le ciel. Maung, maugréant contre cette fantaisie de l’officier alors que le coin grouillait de rebelles, sauta à terre et leva la tête vers lui.
— Le voyez-vous ?
— Oui… C’est un D.C. 3 et il tourne au-dessus de Manksu.
C’était surprenant en effet. Maung se hissa lui aussi sur le toit. La mitrailleuse séparait les deux hommes. Le fonctionnaire aperçut l’appareil.
— Il est très bas. À peine cinq cents pieds.
— Croyez-vous qu’il va atterrir ?
— Je ne sais pas.
Le D.C. 3 tourna encore pendant une minute.
— Serait-il en panne ? Ce qui m’intrigue, c’est qu’il se soit égaré dans cette région. En général aucun avion ne la survole jamais, à l’exception de quelques chasseurs de surveillance.
Les soldats parlaient entre eux avec animation. Maung songea que les rebelles pourraient les surprendre et les assassiner tous sans gros risques.
— Il est peut-être inutile de nous attarder davantage, dit-il, la gorge sèche.
— Attendez.
Le ton de l’officier était sec, sans réplique. Maintenant l’avion était si bas qu’il paraissait frôler la cime des grands arbres. Le grondement de ses deux moteurs écrasait la jungle de son vacarme. Des oiseaux et des singes s’enfuyaient, et chaque fois Maung croyait que c’étaient les rebelles qui surgissaient pour les massacrer.
Puis l’avion bascula en avant.
— Mais il s’écrase ! dit le fonctionnaire.
— Non… Mais il ne peut faire autrement s’il veut se poser sur ce petit terrain.
Le D.C. 3 avait disparu.
— Vous croyez que…
— Il a atterri. Certainement que quelque chose ne marche pas à bord et que le pilote a été heureux de découvrir le petit terrain.
L’officier sauta sur le sol et ordonna que tout le monde remonte dans le camion. Maung s’empressa d’obéir, profondément soulagé.
— On retourne là-bas ! dit l’officier.
Il devint livide.
— Comment ?…
— Ces gens ne savent pas qu’ils viennent d’atterrir en plein région insoumise. Ils sont en danger de mort, monsieur Maung. Les insurgés seront trop heureux de cette aubaine leur tombant du ciel. Ils vont se ruer sur les passagers et l’équipage et les massacrer.
— Vous ne pouvez retourner là-bas. Ce n’est pas votre mission.
L’officier mâchait son chewing-gum avec calme.
— Non, ce n’est pas ma mission. Je suis ici pour vous protéger, mais je ne laisserai pas ces gens sans leur porter secours. Et si c’est une panne d’essence, nous pourrons peut-être les dépanner…
— Vos réserves ne sont pas suffisantes.
— Nous pouvons rejoindre la route de Birmanie et alerter le poste militaire de Kengtung.
— Les insurgés se retourneront contre nous.
— C’est certainement ce qui nous attend, monsieur Maung. Il faut cependant y aller. Croyez-vous que vous pourriez supporter ce souvenir une fois revenu à Rangoon ? Je ne le pense pas. Vous êtes un chic type qui se laisse abuser par sa peur. Vous verrez comme c’est facile ensuite, une fois qu’on est dans le bain.
Maung sursauta :
— Je vous en prie. Vous n’avez pas le droit de m’insulter.
— Ce n’était pas mon intention. Peut-être qu’il ne s’agit que d’une toute petite panne, et que, dans une heure, l’avion pourra repartir. Nous assurerons la garde tout autour de l’aérodrome.
Le fonctionnaire s’enfonça dans le coin du camion et ferma les yeux. Il était certain que c’était de la folie. Jamais, depuis son départ de Rangoon, il n’avait senti la mort aussi proche.
— Enfin, je me demande s’il n’y a pas une corrélation entre les coups de feu que nous avons entendus et l’arrivée de cet appareil. C’est tout de même étrange.
Maung eut peur de comprendre.
— L’équipage aurait partie liée avec les rebelles ?
— Peut-être apporte-t-il des armes et du ravitaillement.
Maung saisit le bras de l’officier entre ses doigts.
— Mais nous allons être pris entre deux feux ?
— Ce n’est pas impossible. N’oubliez pas d’avoir votre arme à portée de la main.
Piteux, il déclara qu’elle se trouvait à l’arrière dans ses bagages. Un des soldats lui fit passer le sac dans lequel elle se trouvait. C’était un automatique de l’armée américaine, un 7,65. Il le glissa avec une certaine appréhension dans une de ses poches.
— Nous laisserons le camion à distance. Je ne veux pas que les rebelles s’en emparent. Vous serez libre de rester avec les trois hommes que je laisserai à sa garde ou de m’accompagner.
Maung resta silencieux. Il songeait à son appartement douillet de Rangoon, à Lahl, qui travaillait au ministère de la Santé, et qu’il aimait rencontrer plusieurs fois par semaine dans la petite chambre qu’elle louait en plein faubourg de Dala.
Quand l’officier fit stopper le camion, le silence de la jungle les environna. Quelques papillons énormes voletaient autour d’un lis vert.
CHAPITRE VI
Quand Philip Clifton commença de serrer ses freins, le D.C. 3 avait avalé plus de la moitié de la piste et la vitesse restait trop élevée pour ralentir brutalement. C’était risquer de briser le train ou de capoter.
— Bon Dieu ! jura Marsch en voyant s’approcher le mur vert sombre de la jungle.
Mais l’aiguille du compteur dégringolait rapidement. Clifton amorça un virage qu’il accentua et cette manœuvre lui permit de freiner plus sèchement. Le D.C. 3 vibra d’une façon terrifiante qui les secoua tous. L’ensemble parut vouloir voler en éclats, puis soudain ce fut un silence merveilleux.
Marsch essuya la transpiration qui ruisselait de son visage, jeta un coup d’œil admiratif à Clifton. Il savait qu’il n’aurait pu réaliser un pareil exploit. Et du coup il se demanda s’il réussirait à arracher l’appareil de cette tache de pelade perdue en pleine jungle.
Clifton souriait en regardant droit devant lui. Il ne pensait qu’à cet instant de triomphe. Il avait réussi à se poser là. Puis il se tourna vers Marsch. Ce dernier le fixait, son arme à la main. Il avait cru que Sara serait restée avec lui, mais l’Allemand s’était méfié et l’avait envoyée auprès du général. Il devait attendre une occasion et il se demanda si elle se reproduirait. En quelques minutes l’échange du général contre les moitiés de billets pouvait s’opérer.
Sara pénétra dans le poste.