— Vous avez entendu ?
— Oui.
— Vous pensez comme lui ?
Il secoua la tête, puis d’un coup de menton désigna la jungle.
— Je n’ai pas le temps de penser à ces histoires-là. Il y a un homme qui va essayer d’en tuer un autre. Le rebelle est dans l’arbre et le soldat s’approche de lui avec d’infinies précautions.
Sara tourna le dos au pare-brise.
— Cela vous passionne ?
Clifton ne répondit pas.
— Dans les villages de Chine, il y avait des montreurs de serpents. Le moment où ils faisaient recette c’était lorsque deux fois par mois le boa avalait un lapin. Toute la population suivait pendant des heures la lente aspiration du lapin dans la bouche du serpent. Plus il était gros et plus le boa avait de peine.
— Ce n’est pas pareil. Il s’agit d’hommes. Quand un serpent veut avaler le lapin, on peut faire fuir ce dernier. Là ce n’est pas possible. Celui qui gagnera sera celui qui apercevra l’autre le premier.
Il sourit.
— Pouvez-vous me donner une cigarette encore ?
Doucement, elle lui ôta le mégot du coin des lèvres et y glissa une Lucky allumée.
— Ce sont les vôtres.
— Pourquoi avez-vous couché avec Ludwig ? Par vice ou bien pour sceller votre accord.
Le visage de la jeune femme était douloureux.
— Ça n’a pas beaucoup d’importance. On m’a obligée à le faire plus de cent fois. Il n’y a aucune différence entre consentir et subir. Mais c’est dans l’intérêt de notre entreprise. Si j’avais joué les coquettes, il n’aurait plus pensé qu’à cela. C’est une si petite chose, comprenez-vous ?
— Non.
Il tirait trop vite sur sa cigarette et la fumée lui faisait pleurer les yeux. Elle l’ôta de sa bouche un moment puis la remit.
— Vous n’avez même pas eu une attirance physique pour lui. C’est ce que j’ai compris du moins.
Sara soupira :
— Justement. J’ai complètement oublié.
— Si un jour vous rencontrez un homme qui dira vous aimer, lui raconterez-vous cette aventure ?
Durant quelques secondes le visage de la jeune femme parut bouleversé, mais elle reprit vite son air serein.
— Parlons d’autre chose voulez-vous ? Voici quelques minutes que vous ne vous souciez plus du rebelle et du soldat.
Clifton continuait de la regarder. Elle était merveilleusement belle mais si lointaine, si étrange. Il n’eut pas un regard pour la lisière de la jungle.
— Le soldat est mort.
Les doigts longs de la jeune femme se contractèrent.
— Vous êtes sûr ?
— Un rebelle était caché derrière un buisson et l’a poignardé tandis que nous parlions tranquillement.
Brusquement son visage se contracta et elle éclata en sanglots. Cela dura peu. Elle s’éloigna et s’assit derrière lui. Il ne pouvait la voir. Elle devait pleurer silencieusement.
— Vous ne devriez pas, dit-il doucement. Ludwig détestera de vous voir dans cet état et il se méfiera. Il est capable d’une grande cruauté.
Une pensée lui vint.
— Vous avez couché avec Slade ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Il déteste les natives, n’est-ce pas ?
— Vous êtes Eurasienne.
Peut-être que ça ne comptait pas pour l’Anglais alcoolique.
— Dites-moi, le général, comment va-t-il ?
— Vous vous inquiétez de lui ?
— Oui. Il est très faible ?
— Marsch lui a fait avaler un gobelet de whisky drogué.
Un rire nerveux échappa à Clifton. C’était une idiotie, une chose suffisante pour tuer le vieil homme.
— S’il en mourait ? Fang vous rirait au nez.
— Vous croyez que ça peut être dangereux ?
— Bien sûr. Vous vous faites du souci pour la marchandise que vous mettez en vente ?
Sara se leva et se rapprocha de lui.
— Vous savez bien qu’il ne mérite pas de vivre ? En toute objectivité.
— Tuez-le alors. Ne le vendez pas. Finalement je crois que le commerce est le fait de gens sans foi. Aidez-moi. Si nous ramenons le général à Bangkok, nous gagnerons quarante mille dollars.
Sara éclata de rire.
— Ils vous paraissent plus assurés que les deux cent mille qui nous attendent ici ?
— Ils sont quand même plus propres. C’est le prix d’un service rendu. Si vous acceptez, je vous abandonne la totalité de cette somme.
Cette fois elle resta silencieuse. Il fit un effort pour se tourner vers elle.
— Vous ne me croyez pas ?
— Si. Pourquoi me proposez-vous cette somme ?
— Je veux que le général arrive à Bangkok. Il me semble que je n’ai jamais eu rien de plus sacré que ce vieux bonhomme racorni à l’affreuse légende. Si j’échoue je ne serai jamais plus le même.
Tout d’un coup il avait envie de lui parler de cette femme de Pékin qu’il avait abandonnée sur l’aérodrome, avec son enfant sur les bras, tandis que les Rouges fusillaient tous ceux qui fuyaient comme opposants au nouveau régime. Mais il renonça.
— Enfin vous n’aurez rien à craindre de personne. Ces quarante mille dollars vous seront acquis.
— Taisez-vous !
Il se rendit compte qu’il s’était trompé. Maintenant elle était furieuse contre lui et refusait de l’écouter. Il n’aurait pas dû être si brutal.
En même temps une violente fusillade le fit sursauter. Les balles arrivaient jusqu’à quelques mètres de l’avion et formaient de petits cratères dans l’herbe poussiéreuse. Il reconnut le crépitement d’une mitrailleuse. Certainement les soldats birmans, mais elle ne pouvait leur être d’une grande utilité dans la jungle. Ils arrosaient le terrain pour couper la fuite aux rebelles.
Marsch pénétra en coup de vent dans le poste pour voir ce qui arrivait. Le tir saccadé de l’arme automatique continua. Clifton la repéra enfin. Il aperçut une masse sombre dans la forêt à l’extrême-droite.
— Un camion !
Il pouvait distinguer le toit sur lequel l’engin était fixé. Marsch jura entre ses dents. Il pensait à Tsin lié et drogué, à Clifton. Si les Birmans parvenaient jusque-là, il était perdu.
— Regardez ! cria Sara. Ils viennent par ici.
Deux soldats progressaient par bonds dans leur direction.
— C’est le seul moyen de savoir si vous êtes pour ou contre eux, dit Clifton. Évidemment, l’avion leur procurerait un abri efficace pour prendre les rebelles dans un étau.
Marsch poussa un cri de victoire. Un des deux hommes était tombé lourdement. Le second se coucha à terre et revint en rampant vers son camarade.
— Celui qui a été touché portait le fusil-mitrailleur. Ils comptaient s’installer ici, dit Clifton. Tu n’auras peut-être pas besoin de les descendre toi-même.
De fait les deux hommes étaient environnés par les petits flocons de terre sèche que soulevaient les balles. Le soldat birman rejoignait son camarade, lui retirait son fusil-mitrailleur.
— Il n’aura pas besoin de venir jusqu’ici, murmura Clifton.
L’homme se servait du cadavre de son compagnon comme d’un rempart. Les rafales de l’engin arrosèrent toute la lisière une minute plus tard. Marsch était à la torture. Fang attendait certainement un geste de lui. L’homme n’était pas si éloigné qu’il ne pût l’atteindre avec un revolver. Mais que ferait le Birman s’il se rendait compte qu’on lui tirait dessus ?
Brusquement il eut une inspiration.
— Sors de là !
D’une poussée brutale il essaya d’extirper le pilote de son siège.
— Il te faudrait un peu plus de muscle pour y arriver, dit Clifton en s’arc-boutant. Je sais très bien ce que tu veux faire. Mettre les moteurs en route et rouler jusqu’à cet homme, l’écraser peut-être alors que confiant il croira que tu viens à son secours.