Sara fermait les yeux. Brusquement le décor au milieu duquel ils étaient piqués lui paraissait insupportable. Ce mur de verdure qui les environnait de sa menace végétale devenait une obsession. Et ils étaient prisonniers de ce vieil appareil rouillé, en instance de mort. Des hommes se battaient pour eux, les uns et les autres ignorant l’enjeu du sang versé. Seul Fang, parmi les rebelles, connaissait l’existence du général. Les autres ? De vagues certitudes, assurément.
Elle porta la main à sa gorge, essaya de chasser cette sensation d’étouffement. Sans la présence de Clifton, tout aurait été plus facile. S’il avait été un homme du type de Marsch par exemple. Mais il avait dit non, et ce non tissait une toile d’angoisses et de questions. On ne pouvait plus y échapper. Ludwig Marsch essayait d’en sortir par la menace, l’injure ou le meurtre. Sara avait l’impression désagréable de se laisser engluer. Elle aurait voulu résister, répondre par la violence. À la mort de sa mère, elle s’était juré d’adopter une attitude d’indifférence. La volonté de Clifton était plus forte. Après avoir essayé de le dissuader, elle avait peur de céder à l’attrait séducteur de sa position.
Clifton tressaillit quand une série de coups de feu furent tirés au-delà du mur de la jungle. Un des deux groupes avait dû tenter un coup de main.
Ils ne surent jamais que l’officier commandant le détachement de soldats venait d’être blessé à mort. Une balle dum-dum dans le ventre, il fouillait de ses ongles dans la pourriture de la jungle. Cette instabilité du sol fut son désespoir avant de mourir. Il ne pouvait se raccrocher nulle part. Il était emporté ailleurs avec une rapidité déconcertante. Sa dernière pensée fut pour Maung, le fonctionnaire du gouvernement. Il ne lui pardonnerait pas d’être intervenu contre les rebelles.
Maung apprit la mort de l’officier dix minutes plus tard. Un soldat surgit des fourrés devant le camion et murmura la nouvelle. Le fonctionnaire se trouvait derrière les servants de la mitrailleuse. À quelques mètres de là, c’était la clairière du terrain d’aviation et elle le tentait. Là, le sol était ferme, sec.
La mort de l’officier le laissa éperdu. Les trois soldats le regardaient maintenant avec des yeux différents. Il ne comprit pourquoi qu’au bout d’une minute. C’était lui le chef du détachement.
— Vos camarades ? demanda-t-il à l’homme debout à côté du G.M.C.
— Ils tiennent les rebelles.
Dans le terrain, le mitrailleur était toujours à son poste.
— Les rebelles tiennent la lisière ?
— Oui. Ils ne veulent pas en sortir. Le terrain doit être important pour eux. J’ai l’habitude de les combattre, et d’ordinaire ils préfèrent s’enfoncer dans la jungle pour vous tendre une embuscade plus loin.
Maung eut un regard pour l’avion. Était-ce sa cargaison qui tentait les partisans ? Même avec ses jumelles, il n’avait pu identifier le nom de la compagnie aérienne. Peut-être venait-il de Mogok, la ville des rubis.
— Il faut les repousser vers le terrain. Les coincer vers le fusil-mitrailleur. La mitrailleuse les prendra aussi de revers.
Puis il se mordit les lèvres. Les conseils ne suffisaient pas. Il hésita avant de sauter à terre. C’était de la folie. C’était l’ordre de retraite qu’il aurait dû donner, et ces hommes lui en auraient peut-être été reconnaissants. Maintenant, ils allaient le haïr.
— Le plus curieux, dit le soldat, c’est que personne ne se montre du côté de l’avion.
— Quelques rebelles s’y trouvaient lorsque nous avons attaqué, dit Maung. Il se peut que quelques-uns soient restés là-bas pour garder l’équipage.
Le soldat le regardait gravement.
— Ou alors ce sont des gens qui ont partie liée avec nos ennemis.
Le cadavre de l’officier marquait l’emplacement de la zone dangereuse. Les soldats se trouvaient dix mètres en arrière, et ne parurent pas surpris de voir apparaître le fonctionnaire.
Brusquement le fusil-mitrailleur tira plusieurs rafales et s’interrompit.
D’une seule balle, Ludwig Marsch venait de le tuer. Il avait vu l’homme se raidir, se rejeter en arrière, puis tomber en avant sur son arme. Satisfait, il se colla au sol, la tête dans la poussière d’herbes. Il attendrait de longues minutes avant de revenir vers la croix d’ombre de l’avion.
Clifton avait vu le mouvement du soldat. Il se pencha en avant.
— Un de plus ! dit-il.
Sara détourna les yeux, mais ne put s’empêcher de regarder le cadavre furtivement.
— Trois corps sur le terrain ? Combien dans la jungle ?
Brusquement il ordonna :
— Examinez cet homme à la jumelle. Vous en trouverez une paire dans le placard du navigateur.
Elle obéit.
— Regardez sa nuque. Le casque s’est enfoncé dans la terre et se soulève sur ses cheveux.
— Oui, dit-elle la gorge serrée.
— Que voyez-vous ?
La jeune femme reposa les jumelles sur le rebord du tableau de bord. Clifton la fixait, les yeux durs.
— Je ne m’étais pas trompé, n’est-ce pas ?
— Il a été tué par-derrière.
— J’ai vu mourir des hommes de la même façon. C’est pourquoi j’en étais certain.
La jeune femme passa derrière lui.
— Marsch est entré dans le cercle vicieux, et il ne reculera devant rien, ajouta Clifton. Tamoï, ce soldat, moi, puis vous. Avant qu’il ne revienne ici nous avons une chance. Délivrez-moi.
— Que voulez-vous faire ?
— Partir. Sauver le général, vous par la même occasion, Tsin et moi-même.
— Et Marsch ?
— Tant pis pour lui !
Sara se rapprocha de lui.
— Non, c’est impossible.
Clifton s’énervait.
— Ma promesse pour les quarante mille dollars tient toujours.
Le visage de la jeune femme redevint indifférent. Il s’injuria intérieurement. C’était perdu.
— Merci, dit-elle. Vous m’avez rappelé à un peu de logique. Mieux vaut essayer d’en gagner cent en restant ici.
Ils entendirent du bruit dans la carlingue. Marsch revenait. Il pénétra brusquement dans le poste, les examina d’un air soupçonneux.
— Que se passe-t-il dans la jungle ? Vous êtes aux premières loges ici.
Clifton laissa tomber.
— Ne te fatigue pas. Nous savons parfaitement que tu viens de descendre l’homme au fusil-mitrailleur.
Marsch reprit son souffle. Il préférait qu’il en soit ainsi.
— Bien, te voilà prévenu ! J’irai jusqu’au bout. Il te reste une toute petite chance de t’en tirer. N’en fais pas fi.
Clifton resta silencieux. Mieux valait lui laisser croire qu’il était impressionné. Marsch se griserait de ce succès facile.
— Fang va revenir, dit l’Allemand à la jeune femme.
— Qu’en savez-vous ?
— La route est libre et il pense à sa mission. Les querelles entre soldats et rebelles ne l’intéressent que médiocrement. Il a une mission à remplir. Il n’envisage pas de revenir auprès de ses chefs les mains vides.
Brutalement, il ordonna :
— Sors de ce siège.
Clifton dressa la tête. L’arme de Marsch le menaçait. La dernière fois, Sara avait dévié la trajectoire de la balle. Il chercha son regard, mais elle était tournée vers l’extérieur complètement indifférente.
— Vite !
Il se dressa sur les pieds, fit quelques petits sauts ridicules.
— Direction l’habitacle-radio.