Une fois dans l’espèce de petit placard, il se laissa tomber sur le tabouret. Marsch referma la porte, après avoir démonté le système de fermeture. Les mains libres il aurait pu quand même ouvrir en quelques secondes, mais les courroies de cuir étaient solides. De plus ses mains et ses pieds étaient engourdis. Il avait senti la douleur pour franchir les deux mètres en sautillant.
Marsch s’installa aux commandes.
— Qu’allez vous faire ?
Le moteur droit se mit en marche, suivi presque aussitôt par le gauche. Marsch grimaça de plaisir. C’était parfait. Il les laissa chauffer. Dans la jungle soldats et rebelles devaient s’étonner du bruit.
Dix minutes plus tard il resserra les freins, roula en direction de la bordure est. Il espérait que Fang comprendrait la manœuvre.
Le terrain était de plus en plus irrégulier à mesure que le D.C. 3 avançait. La vieille carcasse tremblait et le vacarme était impressionnant. Sara regardait autour d’elle avec inquiétude, effrayée de voir la cloison du poste osciller comme si elle allait s’abattre.
— Ne craignez rien. Il en a vu d’autres.
— Vous êtes certain que les rebelles sont dans ce coin ?
— Oui.
— Les soldats vont nous tirer dessus.
— Ce n’est pas sûr ! hurla-t-il dans le fracas.
Il coupa le moteur gauche et utilisa le droit à grande puissance pour pivoter.
Dans l’habitacle, Clifton grinçait des dents. Marsch allait casser le train à ce régime-là. Par le petit hublot il pouvait voir les grands arbres se rapprocher. Enfin l’appareil ralentit et s’arrêta bientôt. Puis le dernier moteur s’éteignit.
Clifton en éprouva un intense soulagement. Dans la façon de conduire de son ancien compagnon, il avait senti tant de violence contenue, tant de haine. Marsch l’avait extériorisée en emballant trop tôt les moteurs, en martyrisant le vieux clou. Toutes choses, il le savait, qui faisaient frémir Clifton, lui déchiraient le cœur. Depuis des années ils ne volaient plus que sur le vieux Douglas. Il avait été leur ami. En parlant de lui dans les petits matins glacés, l’un ou l’autre s’inquiétait parfois.
— Le vieux c…, va-t-il vouloir démarrer ?
— L’enfant de salaud se goinfre d’huile. Il faut prévoir un supplément.
Marsch détruisait ces souvenirs-là. Comme tout le reste. Clifton trouvait dure cette brutale interruption. Mais l’Allemand avait voulu le tuer, il le ferait très certainement s’il n’essayait pas de s’en sortir. L’un et l’autre étaient en train de nier leur amitié pour un général de la pire espèce.
Dans le poste, Marsch abandonna les commandes et alluma une cigarette. Ils ne se trouvaient plus qu’à une vingtaine de mètres de la jungle, et la mitrailleuse était maintenant loin d’eux. Il sonda l’épaisseur verdâtre, espérant voir apparaître les vêtements kaki du lieutenant Fang. Le Chinois portait un short et une chemise de cette teinte, mais sans aucun insigne évidemment.
Sara éprouvait un sombre pressentiment. La présence proche de cette nature luxuriante y était pour quelque chose.
— Personne ne viendra.
— Si.
Marsch se colla au pare-brise. Fang avait certainement compris la manœuvre. Il allait venir. À moins qu’il n’ait été tué. À cette pensée, il se mit à transpirer et essuya son visage d’un geste nerveux. La serviette ? Volée ? Disparue ? Il s’enfonça dans l’ombre du poste.
Sara l’observait avec lucidité.
— Vous n’êtes plus aussi certain de vous.
— Tais-toi. La chance ne nous abandonne pas encore.
Il écrasa rageusement sa cigarette sous son pied.
— Si jamais cela devait arriver, ce ne serait bon pour personne, tu comprends ?
Malgré lui, il voyait la serviette pleine des autres moitiés de billets, perdue en pleine jungle, pourrissant lentement dans l’humus en fermentation. Il serra les poings et jura à voix basse.
— Mon Dieu, le général ! dit la jeune femme.
Les secousses avaient dû le-projeter hors de son brancard. Mais il n’en était rien. L’homme dormait. Son souffle était rapide. Certainement l’influence de la drogue. La fille scruta le visage jaune. Malgré l’inconscience de l’homme, son ironie persistait dans les traits et les rides fatigués.
Marsch pénétra en coup de vent dans la carlingue.
— Fang est là ! annonça-t-il, la voix brisée.
CHAPITRE IX
Fang escalada l’échelle de fer, pénétra dans l’appareil. Il avait son revolver à la main. Son premier regard fut pour le général. Inquiet, il bouscula Sara et s’approcha du brancard.
— Ne craignez rien, il dort, dit Marsch.
Le lieutenant se redressa et les regarda.
— Vous l’avez drogué ?
Inutile de nier. Marsch inclina la tête. Le Chinois fronça le sourcil.
— J’espère qu’il n’en crèvera pas…
— Non. Il respire normalement.
L’Allemand posa la question qui l’obsédait depuis des heures.
— Comptez-vous l’emporter à travers la jungle sur ce brancard ?
— Non.
La réponse était sèche.
— Il n’y survivrait pas, ajouta prudemment Marsch.
— En effet. Il restera dans cet avion jusqu’à la nuit.
Ludwig avala difficilement sa salive.
— Jusqu’à la nuit ? Mais…
— Un hélicoptère doit venir nous chercher. Moi et lui.
L’homme et la femme paraissaient catastrophés.
— Nous ne pouvons partir de nuit… Même avec un puissant éclairage ce serait impossible. L’exiguïté du terrain, la vétusté de notre appareil…
Fang eut un sourire glacé.
— Cela ne me regarde pas, monsieur Marsch. Une fois que vous m’aurez remis le général contre l’autre partie de l’argent, vous serez libre d’agir à votre guise.
— Je ne veux pas passer une nuit entière dans cette zone. Nous devons nous envoler au moins deux heures avant le coucher du soleil.
— Comment espérez-vous me convaincre ? fit l’officier chinois d’une voix doucereuse.
Marsch se rapprochait de lui.
— Méfiez-vous, Fang. Ma patience a des limites. Il se peut que je m’envole avec le général à mon bord…
— Vous n’avez aucune envie de perdre ces deux cent mille dollars.
Une expression de ruse apparut dans le regard du pilote.
— Qui sait ? Peut-être que Tchang-Kaï-Chek payerait le même prix. Surtout s’il apprenait que vous êtes aussi preneur.
Fang releva le canon de son arme.
— Doucement, monsieur Marsch. Je suis ici et mes hommes vous entourent.
Marsch avait repris tout son calme.
— C’est pourquoi je vous propose de nous laisser partir deux heures avant le coucher du soleil. C’est-à-dire à cinq heures environ. Il en est deux. Il en reste trois pour vous débarrasser des Birmans et rester maîtres du terrain. Je crois que c’est pour vous la meilleure solution.
Fang réfléchissait. Cela risquait de durer longtemps. Marsch connaissait les Asiatiques de longue date. Il savait quels circuits compliqués, quels labyrinthes tortueux suivait une idée derrière ces fronts étroits. Et surtout une idée devant aboutir à un accord. Il prit ses cigarettes, frôlant au passage la crosse de son arme. Il n’en avait plus besoin. Le Chinois pesait et soupesait le marché proposé.
Il avait presque terminé sa Lucky quand Fang se décida à parler.
— Bien. Le général restera là jusqu’à cinq heures, et ensuite nous l’emmènerons au village. Les habitants nous sont favorables et veilleront sur lui. Vous pourrez vous envoler à cette heure-là.