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Sara éprouva un soulagement intense. Plus que trois heures à passer sur cet affreux terrain. Marsch, lui, était satisfait d’avoir triomphé. Il aurait préféré que le transfert du général se fît immédiatement, mais il avait été obligé de transiger. Il avait pris la décision d’être aux commandes pour arracher le D.C. 3 à la jungle. Déjà il avait réglé le sort de Clifton. Au moment du départ, il le tuerait d’une balle et abandonnerait son cadavre sur le terrain. Il volerait jusqu’à Chiang-Mai, en Thaïlande, pour faire le plein d’essence puis continuerait vers Singapour. C’était dangereux parce que la Sandy Line possédait un correspondant là-bas. Il lui raconterait n’importe quelle histoire, le temps de s’envoler pour une autre direction, il ne savait laquelle.

Fang l’observait comme s’il lisait en lui. Marsch fit un effort pour paraître naturel.

— Vous avez perdu beaucoup d’hommes ?

— Quatre.

— Les soldats ?

— Beaucoup plus, je crois. Je vous remercie pour votre coup de main. Ce fusil-mitrailleur était vraiment gênant.

Le visage de Sara exprimait un dégoût sans équivoque. Elle tourna les talons en direction du poste d’équipage.

— Votre associée n’a certainement pas apprécié la chose.

Marsch haussa les épaules. En quelques heures la jeune femme avait changé. Elle était beaucoup plus indifférente, plus froide lorsqu’elle avait ouvert la mallette contenant les moitiés de billets.

Il tendit son paquet de cigarettes à Fang.

— Vous ne devez plus avoir d’occasion de fumer des américaines depuis la fin de la révolution.

Fang eut un léger sourire.

— Nous ne nous en plaignons pas.

— L’idée de couper les billets en deux vient quand même de chez eux.

Le Chinois gardait son air aimable.

— C’est très utile.

Fang fuma sa cigarette jusqu’au bout, puis se dirigea vers la porte.

— Je vais rejoindre mes camarades. Il faut venir à bout de ces soldats ainsi que vous me l’avez suggéré.

Il sauta à terre et se dirigea vers la jungle qui l’absorba d’un coup. Quand Marsch se retourna, Tsin à demi dressé malgré ses liens le regardait, les yeux ébahis.

— Le général ? bégaya-t-il en chinois.

Marsch haussa les épaules. Il aurait dû demander à Fang de le débarrasser de celui-là. Il sortit son arme et le garde eut un regard épouvanté.

— Non…

L’Allemand reprit la bouteille de whisky drogué dans le filet. Il en restait deux doigts environ. Il n’osait pas se l’avouer, mais il reculait le moment de tuer Tsin. Il se demandait même s’il ne le laisserait pas sur le terrain simplement lié et endormi.

Il ouvrit le flacon et se pencha vers l’homme.

— Bois, sinon je tire.

L’homme ouvrit la bouche et avala l’alcool, sans souffler une seule fois. Marsch jeta la bouteille par la porte ouverte. Le général était toujours inerte.

Dans l’habitacle-radio, Clifton, assis sur le tabouret, lui adressa un regard neutre. Marsch referma la porte et rejoignit Sara.

— Toujours calme dans le coin ?

Comme elle ne répondait pas, il ajouta avec un peu d’amertume :

— Vous ne me pardonnez pas d’avoir descendu ce soldat ? Pourtant nous pourrons nous envoler d’ici dans trois heures. Avez-vous envie de passer la nuit sur ce terrain ?

Elle frissonna, eut un regard de bête traquée pour la jungle maintenant si proche. Sa présence visqueuse et glauque emplissait l’appareil de senteurs lourdes, malsaines. Cette odeur de luxuriance s’alimentant à la pourriture même.

— Vous voulez prendre les commandes n’est-ce pas ? murmura-t-elle avec gravité.

— Bien sûr ! Je peux aussi bien que Clifton arracher ce coucou à ce terrain.

Elle avait peur. S’il échouait, l’avion irait s’écraser un peu plus loin, dans l’enfer végétal. Même légèrement blessés, ils ne pourraient survivre et périraient dans des souffrances atroces.

— La condition essentielle est qu’ils liquident le camion. C’est de ce coin-là que part la plus longue diagonale du terrain.

Mais la jeune femme gardait son expression d’angoisse. Cela lui mit les nerfs à vif. Elle n’avait pas confiance en lui. Comme il n’osait s’avouer qu’il reculait le moment de tuer Tsin, de même il voulait ignorer son propre doute. Jamais il ne pourrait tirer le D.C. 3 de sa position critique.

Une bouffée de colère fit trembler ses mains.

— Écoute-moi, dit-il. Même si nous devons en crever, je ne demanderai pas l’aide de Clifton. Oui, il est meilleur pilote que moi, il a ses deux yeux en bon état, lui. Mais jamais, tu m’entends, jamais je ne permettrai qu’il soit aux commandes.

Puis il éclata d’un rire pénible.

— D’ailleurs, il ne sera plus à bord quand nous essayerons de quitter cette clairière.

Sara essaya de rester indifférente.

— Vous l’abandonnerez ?

— Ouais. Ça ne te plaît pas ?

Elle ne répondit pas. Il s’approcha du fauteuil de pilote et s’y laissa choir lourdement. Puis il alluma une cigarette et regarda au loin. La masse du camion n’était plus guère visible, mais en sachant où il se trouvait on arrivait à le repérer. Il était furieux contre Fang et les rebelles. Pour des gens habitués aux combats de jungle, ils lui paraissaient mous. Ou alors ils préparaient quelque chose d’efficace. Il fit glisser la vitre, espérant un peu de courant d’air. Il fut surtout frappé par le silence de la jungle.

Maung, le fonctionnaire birman, trouvait ce calme impressionnant. Il était allongé derrière le tronc énorme d’un teck, et essayait de deviner ce qui se passait quelques mètres plus loin. De chaque côté de l’arbre, les soldats étaient disséminés.

Maung se disait qu’il était encore temps de se replier. Le camion pouvait rejoindre rapidement la piste et, avant la tombée du jour, la route birmane. D’ailleurs la manœuvre de l’avion l’avait troublé. L’appareil, au lieu de se rapprocher d’eux s’en était éloigné, et précisément dans la direction du coin tenu par les rebelles. Enfin le fusil-mitrailleur ne tirait plus. Un soldat avait longuement examiné son camarade à la jumelle, et déclaré qu’il était mort. Maung accusait les membres de l’équipage. Aucun coup de feu n’avait pu atteindre le mitrailleur qui s’abritait derrière le cadavre de son camarade. Le coup avait été fait par-derrière. Il était à peu près certain que l’avion se livrait à la contrebande d’armes. Il n’avait pu remettre son atterrissage et était arrivé mal à propos. Maung hocha la tête en direction de l’officier. Son cadavre était toujours entre les deux lignes. Mieux aurait valu poursuivre son chemin tranquillement.

Un des sous-officiers rampa jusqu’à lui.

— Si nous attendons la nuit, nous sommes perdus. Les rebelles sont des spécialistes de la jungle. Ils ne nous laisseront aucune chance.

Maung soupira :

— Que proposez-vous ?

— De rejoindre la piste. La mitrailleuse couvrira notre départ. Nous foncerons vers la route. C’est notre seule chance.

Le fonctionnaire le fixa dans les yeux. L’homme avait le visage écorché par les épines.

— On nous demandera un rapport sur cette affaire. Nous serons obligés de reconnaître notre fuite.

Le sous-officier haussa les épaules.

— Vous n’espérez pas vaincre ces gens-là ? Ils ont tout le village derrière eux.

— Vous croyez ?

— Ce ne sont pas les tracts et les semences de riz que vous avez distribués qui les ont ralliés au gouvernement.

Le visage de Maung était triste.

— Je sais. Mais tout de même…

— À la nuit ils seront tous ensemble, et ils nous tortureront si nous sommes encore en vie.