Le fonctionnaire réprima un tremblement nerveux. L’humidité du sol s’infiltrait dans ses vêtements.
— Si nous reculons rapidement, ils vont contre-attaquer.
— Nous nous éclipserons un par un.
Puis, ironique :
— Vous pouvez commencer, monsieur.
Maung en avait follement envie, mais il refusa net.
— Non. Commencez par les simples soldats. Les gradés et moi-même resterons les derniers.
— Dans ce cas, mieux vaudrait faire croire que nous contre-attaquons. Essayons de gagner quelques mètres en avant, puis au bout d’un moment nous filerons.
Le fonctionnaire leva la tête. Il pouvait tenter de courir jusqu’à cette touffe de bambous, dont les pieds disparaissaient dans une petite mare d’eau corrompue. Simplement quatre mètres. Mais un tireur rebelle était embusqué sur la gauche et pouvait l’abattre en pleine course.
Le sous-officier s’éloigna de lui. Quelques secondes plus tard il l’entendit tirer, puis le vit avancer de deux mètres. Plusieurs détonations retentirent, et les balles s’enfoncèrent dans le sol spongieux autour du soldat. Maung crut qu’il allait se relever et bondir. Mais l’homme restait inerte. Le fonctionnaire comprit alors. Jamais il n’atteindrait la touffe de bambous. Des larmes montèrent à ses yeux. Rangoon était si loin maintenant avec ses rues bruyantes et joyeuses. Il tourna la tête vers le D.C. 3, dont les vitres brillaient au travers des arbres. Le soleil commençait de décliner lentement. La lumière de la jungle changeait de nuances.
Maung se ramassa sur lui-même, puis bondit en avant. Il fut stupéfait d’arriver sain et sauf dans l’eau de la petite mare. Il regarda autour de lui, aperçut vaguement la silhouette d’un tireur dans les branches d’un arbre. Il le visa et appuya sur la détente. L’homme parut rejeté en arrière, et tomba sur une branche inférieure où il resta suspendu.
Brusquement tout le monde tirait autour de Maung. Mais ce n’était que les gradés, et les soldats avaient dû rejoindre le camion. Le bruit de son moteur éclaterait bientôt et les rebelles penseraient qu’il venait vers eux. Il faudrait alors que la retraite des derniers hommes soit rapide. Maung regarda sur sa droite, vit un caporal puis un sous-officier. C’était tout ce qu’il restait. Les autres étaient morts. Il sourit au caporal, mais ce dernier le regardait toujours avec la même expression sur le visage.
Le fonctionnaire avait la gorge sèche. Il essaya de saliver, mais c’était impossible. Il racla un peu de boue au fond de la mare. Une sangsue collée à sa chair remonta avec sa main. Il la toucha du canon brûlant de son revolver et elle se détacha. Puis il lança la boue au visage du caporal. Un hurlement monta à sa bouche. L’homme était mort.
Il ne pouvait rester là, tout seul dans cette mare où grouillaient les sangsues, environné de tous ces morts.
Le sous-officier, un peu plus loin, bougea et il faillit crier de joie. Il n’était plus seul.
Du coup il pensa aux sangsues. Elle étaient minuscules et pouvaient s’infiltrer n’importe où. On ne les sentait pas mordre dans la chair, et le plus dangereux était lorsqu’elles pénétraient dans l’anus.
De l’autre côté du caporal mort, le sergent lui fit signe. Il était temps de revenir en arrière. Un grondement sourd lui parvint. Le moteur du G.M.C. tournait au ralenti. Maung eut un dernier regard pour le caporal. Le mort était à genoux, une épaule appuyée contre un arbre jeune. Sa tête avait maintenant glissé et il ne paraissait plus fixer le fonctionnaire.
Le sous-officier tira trois balles, puis disparut en direction du camion. Maung tira lui aussi et opéra la même manœuvre. Il s’immobilisa une première fois derrière l’énorme tronc de teck, regarda derrière lui. Tout paraissait calme. Il poursuivit son avance.
Soudain une détonation claqua à quelques mètres. Il se colla dans l’humus gras du sol. Dans sa frousse il aurait souhaité s’y ensevelir, devenir une de ces innombrables larves qui s’y agitaient.
Il releva la tête. Le sous-officier se tordait sur le sol à droite de lui. La balle était entrée dans ses reins, et sa chemise kaki se souillait rapidement d’un rouge foncé. Maung n’osait plus bouger.
Les feuillages bruissèrent tout autour de lui, mais il ne vit personne. Il ne lui restait qu’une ou deux balles dans son automatique.
Brutalement éclatèrent les rafales de la mitrailleuse. Stupéfait il vit les balles traçantes l’encadrer dans une odeur de phosphore. Il voulut crier, mais tout aussi rapidement la mitrailleuse tira dans une autre direction.
Maung comprenait parfaitement. Le camion était assiégé de toutes parts. Les rebelles les avaient tenus en haleine un peu plus loin, tandis qu’une grosse partie de leurs effectifs se glissaient avec des précautions infinies autour du G.M.C. Ils avaient mis plusieurs heures pour parcourir les trois ou quatre cents mètres nécessaires, mais ils avaient réussi. Peut-être s’étaient-ils enfoncés profondément dans la jungle qu’ils connaissaient à merveille, pour converger ensuite vers le camion.
Et brusquement la jungle parut s’écarteler. Une formidable explosion coucha quelques arbres devant le fonctionnaire, tandis qu’une lueur d’un rouge sombre se substituait à la lumière solaire.
— Ils l’ont fait sauter, pensa Maung.
Il rampa à reculons, s’enfonça parmi des broussailles. Une fois à l’abri il s’immobilisa.
— L’avion !… L’avion ! murmurait-il.
C’était son seul espoir. Quels qu’ils soient, les hommes de l’équipage ne refuseraient pas de le recueillir. Il ne pouvait songer à rester dans la jungle, même à y attendre le départ des rebelles. Le sous-officier lui avait déclaré que les Karens du village faisaient cause commune avec les rebelles.
Le crépitement de l’incendie lui parvenait, ainsi que de nombreuses détonations. Les soldats devaient être abattus sans pitié.
Maung gémit et s’enfonça plus profondément dans sa cachette. Il regarda son automatique d’un air hébété. Il lui restait deux balles.
Du fond de sa cachette, il essaya de voir ce qui se passait sur le terrain, mais le rideau de verdure était trop épais. Il rampa dans les ronces et les broussailles, ne progressant que d’un mètre à la fois.
Peu à peu le ronflement de l’incendie devenait moins fort, et il pouvait même entendre les rebelles s’interpeller joyeusement en langage karen. Tout était certainement fini, et il n’était que le seul survivant.
Enfin, il aperçut la clairière du terrain. Elle était inondée de soleil. C’était une oasis de lumière, et tout au fond se trouvaient des hommes peut-être amis. D’un dernier effort il parvint à la lisière, observa plusieurs minutes de pause. Tout paraissait calme. Les rebelles étaient derrière lui. L’avion lui paraissait merveilleux. Il oubliait que ce n’était plus qu’un vieux zinc rouillé par quinze ans de jungle.
D’un bond il surgit sur l’aire d’atterrissage, ébloui, confiant. Il commença de courir de toutes ses forces. Il pleurait de bonheur et de désespoir. Il n’entendit pas siffler les balles, et celle qui le frappa en pleine euphorie le tua net, sans qu’il s’en rendît compte.
CHAPITRE X
— Cette fois, dit Marsch avec joie, le terrain est complètement déblayé. Ils ont fait sauter le camion et il ne doit pas rester un seul survivant parmi les soldats.
Sara regardait, elle aussi, au-dehors. Les flammes s’élevaient maintenant très haut au-dessus de la jungle, et léchaient les branches des grands arbres.
— L’incendie va se propager, murmura-t-elle.
— Trop d’humidité là-dedans. J’espère que Fang va nous filer le reste du pognon. Il n’est pas encore cinq heures, mais puisqu’il est certain de ne plus être importuné…