Cependant personne n’apparaissait sur le terrain. Marsch mâchonnait sa cigarette avec nervosité. Est-ce que Fang allait le faire languir jusqu’au bout ? C’était un Chinois, et, par pur sadisme, il pouvait attendre les cinq heures sonnant. Il se souvint qu’il restait des boîtes de bière achetées à Mandalay. Il traversa la carlingue. Le général dormait toujours, semblait-il. Tsin était repartit lui aussi au pays des rêves.
Il creva la boîte de deux trous et but à la régalade. Il emporta le restant avec lui, le tendit à Sara qui but longuement. Il faisait une chaleur insoutenable dans l’avion. La jeune femme avait la figure décomposée et paraissait lasse. Elle avait déboutonné son corsage et il regardait la naissance de ses seins. Mais le souvenir de l’étreinte du matin lui revint et il lui tourna le dos. Plus l’heure du départ approchait, plus il se sentait fébrile. Pourrait-il arracher l’appareil au sol ? Bien sûr, il voyait comment s’y prendre. Coller la queue du D.C. 3 dans l’extrême coin, emballer les moteurs jusqu’à ce que le train se torde presque, et desserrer les freins. Le train d’atterrissage ne tiendrait pas le coup. Il en transpirait d’avance et ses mains salies poissaient. Il les essuya contre sa combinaison ouverte sur son torse poilu.
Sara poussa brusquement un cri.
— Un homme qui court vers nous.
Ludwig sursauta et se colla au pare-brise.
Il ne reconnaissait pas la silhouette. Il craignait le pire, un désastre des rebelles, Fang en train de courir vers l’appareil pour s’y mettre à l’abri.
Soudain le fugitif fut pris dans le réseau des balles. Elles soulevaient de petits flocons de poussière autour de lui.
— On dirait qu’il ne les entend pas. Il devrait courir en zigzag.
L’homme tomba et ne bougea plus.
— Ce n’est pas Fang, dit Ludwig avec indifférence.
Le Chinois arriva quelques minutes plus tard. Il paraissait très satisfait.
— Nous nous sommes débarrassés de ces Birmans. Aucun n’en a réchappé et les rebelles le regrettent presque.
Comme il fixait Sara, elle frissonna de la cruauté cachée de cet homme.
— Les rebelles les ont encerclés et ont fait sauter le camion. Ce dernier a pris feu. Il y avait beaucoup d’essence à bord et tout a été détruit.
Il examina le général avec attention.
— Il ne nous reste plus qu’une heure pour conclure notre marché.
Ludwig l’observait à la dérobée. Le ton ironique du lieutenant ne lui avait pas échappé. Finalement, il se décida à parler.
— Pourquoi attendre plus longtemps ? Les soldats birmans ne sont plus une menace pour vous. Le général sera aussi bien au village qu’ici.
Fang feignit la surprise.
— Mais notre accord ? Nous avions conclu pour cinq heures.
Marsch pinça les lèvres.
— Je tiens à m’envoler rapidement.
— Le soleil est encore haut.
C’était certain. Le Chinois jouissait de la situation. Il n’avait plus rien à craindre des soldats, et son hélicoptère n’arriverait que dans quelques heures. Marsch fut pris de soupçon. L’homme pouvait essayer de le duper, emporter le général et les deux cent mille dollars. Pourquoi pas ? Les rebelles pilleraient l’avion et personne ne saurait jamais pourquoi le D.C. 3 s’était posé là. On lierait les deux disparitions sans chercher à approfondir les faits.
Fang paraissait s’amuser énormément.
— Vous ne pouvez pas vous envoler immédiatement, dit-il.
Marsch devint hargneux.
— Il faut déblayer le terrain. Il y a quatre cadavres. Ils pourraient causer des dégâts à votre appareil. Si vous donnez quelques dollars aux rebelles, ils s’en chargeront.
L’Allemand alla jeter un coup d’œil à la porte et tressaillit. Une dizaine d’hommes s’étaient groupés en rond et discutaient en fumant.
— Les villageois se sont ralliés à mes hommes, expliqua Fang. La petite troupe du début a perdu plusieurs hommes.
Marsch sortit son portefeuille et y préleva quelques coupures. Il appela un des hommes et lui expliqua, tant bien que mal, ce qu’il attendait de lui et de ses camarades. Le rebelle prit les billets, demanda son accord à Fang. Le groupe se dirigea sans hâte vers le premier corps.
— Dans une heure tout sera terminé, et vous pourrez vous envoler, dit Fang. Mais auparavant, je voudrais savoir une chose.
L’air méfiant de Marsch ne le découragea pas.
— Que comptez-vous faire du garde du corps ?
Ludwig se rasséréna.
— L’abandonner ici.
— Et votre compagnon ?
Marsch fronça les sourcils. Il n’avait jamais été question de Clifton entre lui et Fang. Ce dernier éclata d’un rire strident.
— Quoi, mon compagnon ?
— Comme il n’a jamais participé à nos discussions, je suppose qu’il est opposé à la livraison de ce chien de Nangiang. Vous vous êtes assuré de sa personne ? Bien ? Qu’allez-vous en faire, l’abandonner aussi ?
— Oui.
Fang riait comme un petit fou.
— Décidément, pour de l’argent, les Blancs n’hésitent pas à s’entre tuer.
— Il ne s’agit pas que d’argent, dit Marsch. Un jour on découvre qu’une amitié a tellement duré qu’elle s’est transformée en haine.
Le Chinois riait toujours, incapable de comprendre. L’Allemand lui aurait collé son poing en pleine figure.
— Si vous alliez chercher la serviette, dit-il sèchement.
Fang se calma.
— Qu’en ferons-nous ?
— De qui ?
— Des deux hommes que vous allez abandonner ici ?
Marsch haussa les épaules.
— Ce que vous voudrez.
Fang le toisa.
— Vous les emporterez avec vous. Les habitants de ce village recevront tôt ou tard la visite des autorités birmanes. Inutile qu’on découvre en plus le cadavre d’un Blanc.
Cette fois Marsch trouva qu’il y allait trop fort.
— De quel droit ?
— Il me suffit d’en parler au chef du village. Il ne tiendra certainement pas à ce que vous abandonniez ces deux hommes.
— Ils vont pourtant faire disparaître les cadavres des soldats birmans.
— Ne le croyez pas. Ces gens jouent sur les deux tableaux. Tôt ou tard, le gouvernement enverra des soldats. Les Karens leur montreront les sépultures décentes données aux soldats morts pour leur pays.
C’était certainement la vérité. Marsch connaissait trop l’âme asiatique pour s’étonner.
— Inutile qu’un corps de Blanc vienne jeter le trouble. Vous vous en débarrasserez ailleurs.
Marsch dut s’incliner, la rage au cœur.
— Je vais aller chercher ma serviette, annonça Fang avec un petit geste désinvolte.
Il sauta à terre et l’Allemand le suivit d’un regard sanglant. Il aurait bien envoyé une balle dans le dos frêle de l’homme.
Quand il retourna, il surprit une lueur joyeuse dans les yeux de Sara.
— Content d’en finir, hein ?
— Oui, dit-elle du bout des lèvres.
Il eut l’impression d’être passé à côté. Ce n’était pas la seule raison de son soulagement. Il ouvrit la porte du poste.
Sans se presser, les Karens traînaient les corps des soldats et celui du fonctionnaire en direction de la jungle, vers le camion détruit. Tout le monde se fichait de lui, et par-dessus le marché il devait supporter ce flegme oriental. Il avait cru s’y habituer au bout de tant d’années de présence dans le coin, mais brusquement sa patience craquait. Il découvrait qu’il haïssait cette terre, ces petits hommes jaunes aux yeux bridés.