Allumant une cigarette il pénétra dans le poste. Une petite lampe éclairait le travail de la jeune femme. Elle collait toujours ses moitiés de billets. Ils emplissaient maintenant la mallette, débordaient même et elle commençait d’en fourrer dans la serviette de Fang.
— Je ne suis plus aussi certain d’en profiter un jour, murmura l’Allemand.
Sara releva la tête.
— Qu’importe si nous sauvons notre vie.
Marsch ne répondit pas.
— Il est parti ?
— Évidemment !
Marsch fit tourner ses moteurs au ralenti pendant quelques minutes puis les arrêta. Quand Clifton reviendrait, ils devraient démarrer au quart de tour. Marsch revint sur le terrain et prépara ses cales selon les indications du pilote. Il mesura soigneusement la longueur de la corde entre les deux morceaux de bois. Il fallait qu’elle soit tendue et il s’y employa. Puis au milieu de cette corde, il en noua une autre qu’il déroula jusqu’à la porte de la carlingue. Il l’attacha à la poignée.
Revenu sur le terrain il examina chaque feu. Un homme seulement avait été affecté à son entretien. Il en compta neuf exactement. Le terrain était suffisamment éclairé, et on distinguait la haute falaise des arbres du fond. Le vent paraissait nul. Le terrain devait provoquer une légère ascendance qui serait peut-être utile.
Sur la droite, autour d’un feu plus important, Fang et un groupe de Karens étaient assis en rond. Les hommes avaient leur fusil dans le dos. Le brancard du général était dans l’ombre, non loin de Fang. Marsch suçait sa cigarette éteinte. Il évitait de réfléchir, de songer à son abdication. Il s’efforçait au calme. Il se demandait même comment il avait pu détester Clifton au point de vouloir le tuer. Maintenant que l’Américain courait seul parmi les mille dangers de la jungle, il se sentait proche de lui, solidaire. Pour cet Allemand qui avait combattu pour le nazisme, c’était la solidarité de l’homme blanc menacé par des représentants d’une autre race. Et inconsciemment, il souhaitait la victoire de Clifton.
Remonté dans le poste, il lança une nouvelle fois les moteurs. Bien que tournant au ralenti, ils devaient répercuter des échos dans la jungle. Fang lui-même devait se demander ce qui se passait à bord. Le bruit pouvait être utile à Clifton. Il se repérerait sur lui.
Il alluma les feux de position, puis les éteignit. Cela lui donna une idée pour coordonner leurs mouvements au moment du décollage. Il suffirait à Clifton de les allumer trois fois. La dernière signifierait qu’il desserrait ses freins.
L’homme marchait dans la jungle. Il s’était éloigné en oblique, et dans quelques minutes il se trouverait au nord du village. Il se souvenait d’un détail, quand il avait survolé Manksu quelques heures auparavant. Il avait vu les cases des habitants et, à quelque distance, d’autres constructions plus petites montées sur pilotis. Les réserves de riz. Il devait y avoir une vingtaine de petits greniers.
Clifton s’immobilisa. Il sentait une présence non loin de lui. Une odeur de fauve le prit à la gorge. La jungle birmane est infestée de tigres. Il était certain qu’il y en avait un, non loin de lui. La bête était sous le vent. Heureusement pour lui. Il se déplaça sur le côté. Plus loin il entendit un feulement rauque, puis un bruit de feuillage. Le fauve devait s’éloigner. La présence de l’odeur humaine n’était certainement pas rassurante pour lui.
L’Américain approchait du village. Une odeur de fumée chatouillait ses narines. Il vit les petits feux qui achevaient de mourir dans les cases, continua parallèlement en direction des greniers à riz.
Ceux-ci étaient construits sur pilotis, et chaque pieu, protégé contre les rats par de vieilles boîtes de conserves, dont l’origine remontait certainement à la dernière guerre. Il s’attaqua au dernier grenier, le dépouilla entièrement de son toit de chaume. À l’aide de cette paille de riz, il réunit les greniers entre eux. Avant de répandre son essence, il repéra son chemin de retour. Il voulait tomber juste à l’endroit où Fang se tenait, et pour cela il lui faudrait courir parallèlement à un petit sentier.
Il revint à son jerrycan, en répandit le contenu sur le chaume. Il s’éloigna, prit un morceau de papier dans sa poche et l’enflamma. Il le lança sur le chaume et s’enfuit rapidement, emportant son bidon. Il le jeta à quelques mètres plus loin, dans un fourré. Derrière lui l’incendie crépitait déjà. Il lança une poignée de balles à la volée dans le feu. Deux cents mètres plus loin, il reprit son souffle. Il put entendre les balles éclater. Des cris s’élevèrent bientôt, et non loin de lui plusieurs hommes passèrent rapidement. Ils auraient fort à faire pour éteindre les flammes, et pendant une heure le terrain serait complètement abandonné. Il souhaita que le feu ne se propage pas aux cases où dormaient les femmes et les enfants.
Marsch, debout à l’entrée de la carlingue, put voir les flammes s’élever au-dessus de la forêt. Sara le rejoignit.
— Il a réussi ?
— Ne nous emballons pas. Il reste encore beaucoup à faire.
Passant dans le poste, il mit les moteurs en route. Sara resta à la même place. Soudain elle entendit les détonations des balles explosant dans le feu. Elle tressaillit et son cœur battit plus vite.
— On a tiré ?
L’Allemand arriva précipitamment.
— Dans le village.
— Regardez les hommes.
Tous abandonnaient leur feu, couraient vers le lieu de l’incendie.
— Fang doit faire une drôle de gueule ! ricana Ludwig.
— Il va être aussi sur ses gardes.
Marsch jeta un regard aux feux. Bien alimentés, ils brûleraient sans faiblir pendant plusieurs minutes.
Fang avait son revolver à la main et attendait. Tous les hommes avaient abandonné le terrain, pour courir éteindre l’incendie qui menaçait leurs femmes et leurs enfants. Il n’aimait guère cet événement imprévu. À la fin de l’après-midi, il avait renvoyé les rebelles chez eux. Il avait pensé qu’il valait mieux les éloigner avant l’arrivée de l’hélicoptère.
Le général était réveillé depuis plusieurs heures, depuis son transfert. Il avait refusé toute nourriture, et même la boisson. Son regard rusé s’attardait souvent sur le visage du jeune lieutenant, et ce dernier le supportait mal. Il avait la certitude que le vieillard se moquait éperdument de lui. Pourtant il était son prisonnier, et avait tout à craindre de sa nouvelle situation.
Fang jeta un coup d’œil autour de lui. Les moteurs de l’avion tournaient à nouveau, mais il ne pensait pas que c’était inquiétant. Cela faisait la troisième ou quatrième fois que le pilote faisait des essais. Il devait être mortifié d’avoir raté son décollage. Le Chinois pensait qu’il allait attendre le lever du jour pour en tenter un autre.
Soudain il entendit les détonations et son visage se glaça. Étaient-ce des soldats qui venaient attaquer le village ? Le camion détruit avait une installation radio. Ceux qui étaient morts avaient peut-être alerté les leurs avant de succomber. Le Chinois jeta des regards désespérés autour de lui. Si ces agresseurs venaient jusque-là, ils découvriraient le général.
Nangiang avait maintenant un sourire sur ses lèvres parcheminées. Fang se pencha vers lui.
— Tu crois qu’on vient te délivrer peut-être ? cria-t-il avec rage.
Il agita son revolver sous le nez du vieux.
— Avant qu’ils ne parviennent ici, je t’aurai réglé ton compte, chien puant !