Le général souriait toujours. Fang s’éloigna un peu. La tentation de faire sauter cette tête fripée devenait trop forte.
De sa cachette, Clifton aurait pu l’abattre d’une balle. Il y répugnait. Il se ramassa, prêt à bondir comme un fauve. Fang s’approcha du sentier pour essayer de deviner ce qui se passait au village. Il n’entendait plus de détonations, ce qui l’étonnait.
L’Américain déboula d’un buisson. Le Chinois voulut le viser, mais l’homme lui tordait le poignet. En un éclair, Fang comprit que son agresseur était le pilote gardé prisonnier par l’Allemand. Il se cassa en deux et cogna de la tête dans son estomac. Clifton, bousculé, perdit l’équilibre. Fang lança son pied en direction de son bas-ventre. L’Américain se laissa tomber en avant, les deux mains crispées sur la cheville fine du Chinois. Mais ce dernier était d’une grande souplesse. Il pivota et rua sèchement. Clifton, à plat-ventre, reçut le soulier de Fang en pleine figure. Il vit trente-six chandelles et perdit quelques précieuses secondes à récupérer. Le Chinois, debout, cogna une seconde fois. Clifton sentit sa bouche éclater et ses dents s’entrechoquèrent. Fou furieux, il se dressa et fonça sur le Chinois. Ce dernier essaya de feinter et de lui faire un croc-en-jambe, mais le pilote était rompu à toutes sortes de bagarres. Il empoigna le Chinois par les revers de sa chemise, l’attira à lui en présentant son crâne. Fang gémit de douleur, le nez écrasé. Clifton recommença une seconde fois, puis fit basculer le petit homme, le frappant sèchement dans la nuque. Fang tomba lourdement, la face contre terre, et ne bougea plus. Sa respiration était sifflante à cause de ses narines obstruées.
Le général Nangiang avait suivi le combat avec passion. Dans le nouveau venu, il avait reconnu le pilote qui lui avait rendu visite au poste militaire de Palawbum. Tout de suite il avait eu confiance en cet homme, et compris qu’il n’était pour rien dans les événements qui s’étaient succédé jusqu’à ce qu’il soit remis à Fang.
— Je vais vous emporter sans le brancard, dit Clifton.
Nangiang souriait.
— Tue-le. Comme un serpent, il va mordre à nouveau.
L’Américain jeta un coup d’œil à Fang. Le Chinois ne bougeait plus. Il en avait pour de longues minutes à reprendre conscience de la réalité.
— Non, il est à terre.
— Tu as tort. Il faut tuer pour être certain de vivre.
Clifton le prit entre ses bras.
— Ce sera dur, général. Comment vous sentez-vous ?
— Comme un homme très vieux. Mais souviens-toi de ce que je t’ai dit. Tu aurais dû achever ce chien.
L’Américain marchait en direction de l’avion. Il était épuisé. Le général n’était pas très lourd, mais sa marche dans la jungle et sa bagarre avec Fang avaient été pénibles. L’appareil se trouvait encore à trois cents mètres.
— Tu as tué ton compagnon ?
— Non, dit Clifton les dents serrées.
Nangiang le regardait avec étonnement.
— Il y a longtemps que tu vis en Asie ?
— J’y ai passé la moitié de ma vie.
— C’est incroyable. Comment as-tu pu vivre chez nous sans jamais tuer ?
— Ça m’est arrivé autrefois. Mais je n’en tire aucune gloire.
Le général ferma les yeux.
— Ce n’est pas toujours une question de gloire, murmura-t-il.
Clifton n’éprouvait pas la grande satisfaction qu’il espérait à porter le corps du général dans ses bras. Il se demandait même si ce qu’il avait fait pouvait avoir quelque valeur.
Marsch vint à sa rencontre.
— Tu as réussi, dit-il d’une voix neutre.
Il l’aida à porter le général, puis à le hisser dans le fuselage. Sara avait installé une sorte de couchette et ils étendirent le général dessus. Les moteurs tournaient parfaitement rond. Les feux éclairaient encore le terrain de façon suffisante.
— J’ai pensé, dit Marsch… Ta voix ne couvrira pas le bruit des moteurs… Il faut te servir du feu de position de l’aile gauche. Au troisième clignotement, je tire sur la corde.
— D’accord !
Marsch se cramponna d’une main à l’un des fauteuils voisins, et entortilla la corde autour de son poignet. Le régime des moulins monta lentement. Clifton ne brusquait pas la mécanique.
Quand Fang revint à lui, ce fut le grondement des moteurs qu’il entendit en premier. Le brancard du général était vide. Fou de haine il chercha autour de lui, mit la main sur son revolver et se dirigea vers le D.C. 3. Il marchait difficilement en serrant les dents.
Les habitants du village crièrent derrière lui. Le feu des greniers avait pu être maîtrisé et certains revenaient au terrain, alertés par le grondement des moteurs. Fang leur expliqua ce qui venait de se passer, et les Karens comprirent que les Blancs avaient essayé d’incendier leur village. Ils s’avancèrent en ligne en travers du terrain.
Clifton les aperçut au travers du pare-brise et jura.
— Les imbéciles vont se faire décapiter.
Sara regardait, elle aussi. Elle était très pâle.
— Nous ne pourrons pas décoller.
— Peut-être s’écarteront-ils au dernier moment.
C’est alors qu’elle pensa aux billets de banque.
Marsch attendait le signal. Il avait vu, lui aussi, les Karens se masser dans le centre du terrain, et Fang l’officier chinois marcher vers l’appareil. Le régime des moteurs montait doucement, mais n’atteignait pas la limite. L’appareil vibrait de puissance contenue.
Fang se mit à courir. Les jambes raidies, il martelait le sol, souffrant le martyre. Il se rapprochait de l’avion. Il apercevait une silhouette, encadrée dans l’ouverture de la porte.
Il trébucha, s’écroula sur le sol. Des larmes de rage montèrent à ses yeux. Dans sa chute, il n’avait pas lâché son revolver. Il plia son coude, appuya le canon de son arme dans la saignée du bras. Il tremblait d’épuisement.
Le feu de position s’alluma pendant quelques secondes, puis s’éteignit. Clifton tenait à prévenir Marsch. Dans une demi-minute environ, il desserrerait ses freins. Il ne voyait pas Sara qui, à la hâte, regroupait tous les billets reconstitués et quittait le poste de pilotage.
Fang tira au moment où le feu de position s’allumait pour la seconde fois. Marsch reçut la balle en pleine poitrine. Elle dut traverser un poumon et se loger dans le haut de l’épaule. La douleur le fit basculer en avant. Pourtant il n’avait pas lâché la corde.
Il roula sur lui-même, se retrouva à plat-ventre dans l’herbe. La corde était toujours à son poignet. Juste à ce moment, le feu de position s’alluma pour la troisième et dernière fois. Marsch gémit.
Les larmes plein les yeux, il tira de toutes ses dernières forces sur les cales. Le D.C. 3 fit un bond prodigieux en avant. Il sentit le déplacement d’air, puis s’écroula, le visage dans l’herbe poussiéreuse.
Sara apparaissait à l’ouverture de la porte. Elle poussa un cri puis eut un geste de semeur pour lancer une poignée de billets.
Un des Karens, qui était venu secourir Fang, la reçut en plein visage. Il prit un des papiers entre ses mains, reconnut un billet de vingt dollars et hurla. Les deux cent mille dollars s’envolèrent ainsi, tandis que les habitants se précipitaient pour les ramasser.
Clifton, éberlué, voyait les Karens se disperser devant l’appareil lancé à toute allure. Mais tous avaient l’air de chercher quelque chose.
À moitié distance, le train avant s’était déjà détaché du terrain. Il savait qu’il avait gagné.
CHAPITRE XIII
Sara s’était appuyée contre la porte, à la limite de l’évanouissement. Puis sa main remonta vers l’un des plafonniers qu’elle alluma.