Le visage vieillot du général était tourné vers elle.
— C’est bien, dit-il… Très bien.
En titubant, elle pénétra dans le poste, se laissa choir sur le tabouret du navigateur. Clifton attendit d’être à cinq cents pieds pour réduire la puissance et se tourner vers elle. Il souriait.
— Le général ?
Elle lui fit signe que tout allait bien.
— Marsch ?
Sara le regarda fixement puis éclata en sanglots. Mais ce n’étaient que ses nerfs qui lâchaient.
— Fang l’a blessé, dit-elle enfin.
Clifton devint livide.
— Qui a tiré sur la corde ?
— Lui. Depuis le sol.
Sans ce geste, ils n’auraient jamais pu décoller. Clifton sentit une boule se former dans sa gorge.
— Pourquoi les Karens se sont-ils écartés si subitement ?
Elle ouvrit les mains. Quatre ou cinq billets de vingt dollars en tombèrent, froissés. Clifton les regarda, puis leva les yeux vers le visage de la jeune femme.
— Vous les avez jetés par la porte ?
Son battement de paupières était affirmatif.
— Vous ne regrettez rien ?
— Non.
Clifton eut un sourire serein. Dans la mort tragique de Marsch, il avait retrouvé le vieux copain de tant d’années aventureuses. Sara avait été jusqu’au bout d’elle-même en sacrifiant son argent. Le général était dans l’appareil, et ce dernier volait en direction de Bangkok.
— Apportez-moi la carte et le compas. Je vais établir le point. Nous devons nous poser à Chiang-Mai pour faire le plein d’essence.
À partir de cette ville, ce serait plus facile. Il n’aurait qu’à suivre la voie ferrée jalonnée par les lumières des nombreuses stations.
— Donnez-moi aussi une cigarette, s’il vous plaît.
Les trois petits Chinois, élégamment vêtus, buvaient le thé dans le bar de l’aéroport. Mais de temps en temps l’un d’entre eux allait aux nouvelles, dans les bureaux de la navigation intérieure.
Ce fut à minuit qu’ils apprirent la bonne nouvelle. Le D.C. 3 de la Sandy Line s’était posé sur l’aérodrome de Chiang-Mai pour y faire le plein d’essence. Le message certifiait que tout allait bien à bord, mais ne précisait pas les raisons de son important retard.
Le chef des trois Chinois reposa sa tasse de thé, et regarda ses deux compagnons.
— L’appareil se posera dans trois heures environ. Nous pouvons aller faire un tour en ville et revenir à ce moment-là.
Leur sourire paraissait figé, mais les trois hommes étaient follement heureux. Le message de Chiang-Mai leur ôtait un poids énorme.
— Allons ! dit le chef. Nous avons largement usé notre patience dans cet aéroport.
Ils se levèrent et partirent à la recherche d’un taxi.
Clifton régla, entre les mains du correspondant de la Sandy, le montant du carburant. L’homme, un Chinois affable, le mit au courant des recherches.
— Don Muang[2] nous demandait sans cesse des nouvelles avec réponse payée. Vous avez eu des difficultés ?
— Atterrissage forcé en pleine jungle. Une fuite au réservoir de gauche.
L’homme avala la fable sans discuter.
— Koffman a téléphoné lui-même à plusieurs reprises.
C’était le directeur technique de la Sandy.
— Qu’est-ce que ça lui foutait ? L’appareil était en location et fortement assuré.
— Faut croire que vous ramenez quelque chose de précieux.
— Oui, dit Clifton gravement. Plus que vous ne le croyez.
Avant de décoller, il brancha les écouteurs sur le poste-radio, fréquence de la tour de contrôle de Bangkok. Un atterrissage sans préavis coûtait trop cher en amende.
Devant lui, la piste longue et fortement éclairée de Chiang-Mai n’offrait aucune difficulté. Il décolla en prenant tout son temps.
Déjà il avait oublié la journée passée au cœur de la jungle. Il regardait fréquemment la jeune femme assise non loin de lui, et elle lui souriait en retour.
— Dans trois heures environ, nous serons arrivés.
Une fois tout payé, il lui resterait quarante mille dollars. Il avait aussi un peu d’argent de côté. Il avait envie de plaquer la Sandy et d’aller fonder une ligne encore plus dans le sud. Il y avait d’énormes perspectives d’avenir.
Sara passa dans la cabine. Nangiang dormait, un sourire sur les lèvres. Elle le regarda pendant quelques minutes. C’était pour cet homme-là que Marsch et tous les autres étaient morts.
Tsin lui montra ses mains toujours liées. Elle revint dans le poste, prévint Clifton.
— Que faut-il en faire ?
— Le libérer. Du moment que son général est là, il nous fichera la paix.
Le garde, une fois libéré, eut un regard pour son général, puis s’installa dans un fauteuil et suivit des yeux les lumières qui défilaient au-dessous de lui. Il avait assisté à la fin de Marsch et savait que l’appareil était en route pour Bangkok. Tout ce qu’il désirait.
— Je me demande, dit Clifton quand la jeune femme le rejoignit, si Fang arrivera à faire rendre gorge aux Karens pour la restitution des deux cent mille dollars.
— Croyez-vous qu’il soit monté à bord de l’hélicoptère ?
Avait-il accepté l’idée de comparaître devant ses chefs, en ayant échoué dans sa mission ? Clifton n’était jamais parvenu à pronostiquer le comportement d’un Asiatique dans une situation donnée. Pour ne pas blesser la jeune femme, il s’abstint de répondre.
Puis il pensa à la police. Il lui faudrait expliquer la mort de Marsch. Il avait déjà inventé une fable pour le correspondant de Chiang-Mai et continuerait. Il mettrait la mort de son compagnon sur le compte des Karens. Personne n’irait jamais vérifier ce qui s’était passé dans la jungle d’un pays voisin, très jaloux de son indépendance. L’Allemand n’avait aucune famille connue. Personne ne le pleurerait. Seul Clifton se souviendrait du dernier geste de son ami.
Comme si Sara comprenait, elle glissa sa main sur son bras.
— Ce n’était pas un méchant garçon, dit-il.
Sara hocha la tête, songeuse. Il lui fallait oublier cette terrible journée.
— Vous verrez, dit Clifton, quelques minutes plus tard. J’ai un petit appartement très confortable.
Elle sourit.
Clifton survola la ville, lui désigna plusieurs points précis, le quartier où il habitait, puis se présenta à la tour de contrôle. L’autorisation fut donnée immédiatement. À cette heure, la piste de navigation intérieure était peu encombrée.
— Nous avons même un quart d’heure d’avance sur l’horaire, dit Clifton.
L’avion roula en direction des barrières. Le pilote aperçut tout de suite les trois Chinois sous un projecteur.
— Les amis du général.
Les moteurs arrêtés, il alla ouvrir la porte, fit descendre l’échelle. Les trois hommes s’approchaient avec beaucoup de dignité. L’un après l’autre, ils s’engouffrèrent dans le fuselage.
— Nous vous attendons depuis bientôt neuf heures, dit celui qui paraissait le chef.
Il écouta avec attention les explications de Clifton, puis tous les trois s’inclinèrent devant le général. Ce dernier dormait toujours, un sourire sur les lèvres.
— Mon général, nous sommes très heureux de vous accueillir au nom du généralissime.
Puis il attendit. Le général ne se réveillait toujours pas. Le Chinois, d’une voix plus forte, recommença :
— Mon général…
Soudain il se pencha et posa la main sur celle de Nangiang. Il sursauta, se tourna vers Clifton.