Clifton éprouva un certain malaise.
— Il y en a autant des deux côtés.
— Oui, bien sûr, dit l’Anglais.
Il se redressa et détourna les yeux.
— Il a beaucoup de valeur. Pour les uns comme pour les autres.
Puis il sauta à terre. Les deux gardes du corps s’installèrent de façon à ne pas perdre de vue le général Nangiang. Clifton pensait aux dernières paroles du major. Il se pencha par la portière. Slade lui tendit la main. Il chercha son regard mais ne put le trouver.
La porte refermée, il se dirigea vers le poste de pilotage. Sara était toujours dans l’habitacle-radio, assise sur le strapontin.
— Nous partons. Cigarettes ?
Il lui laissa son paquet, pénétra dans le poste proprement dit. Marsch se tourna vers lui.
— On y va ?
— Pas de vent. De toute façon, nous n’avons pas le choix.
L’Allemand ricana.
— Slade préside à l’envol. Du plein la vue pour les natives, évidemment !
L’Anglais filait vers le fond du terrain, un drapeau à la main. Il se figea sur la droite, puis agita le carré d’étoffe.
— Je garde les commandes, affirma Marsch.
Clifton eut un regard pour les grands arbres, puis inclina la tête en s’asseyant dans le siège du copilote. Les moteurs s’emballèrent et, à la limite, Ludwig desserra les freins et le D.C. 3 fit un bond en avant. Le général avait dû gémir dans son sommeil. Le Douglas quitta le sol à moins de deux cents yards de la lisière et monta rapidement. L’Allemand avait de grandes qualités professionnelles. Philip lui donna le cap et passa dans l’habitacle du radio.
Sara fumait nerveusement, les yeux mi-clos.
— Slade vous envoie son bon souvenir.
Il eut l’impression qu’elle pâlissait un peu, mais peut-être craignait-elle le mal de l’air.
— Un chic type ! dit-elle. Il m’a beaucoup aidée pendant mon séjour à Palawbum.
Clifton alluma une cigarette en songeant aux paroles de l’Anglais. Ce dernier lui avait paru étrange. Peut-être était-ce tout simplement l’effet de sa gueule de bois. Il regretta de ne pas lui avoir laissé une bouteille d’alcool. N’était-ce pas pour ça qu’il s’attardait dans l’appareil au dernier moment ?
— Je vais voir le général. Ne bougez pas d’ici pour le moment. Je n’en ai pas pour longtemps.
Nangiang dormait, mais son visage était moins serein que tout à l’heure. Les gardes le regardèrent longuement. Ils devaient être méfiants en diable.
Dans sa réserve de la soute, il prit un autre paquet de cigarettes et quelques boîtes de bière. Il en laissa deux aux gardes et revint près de la jeune femme.
— Dans une heure et demie environ, nous passerons au-dessus de Mogok, la cité des rubis. Venez dans le poste, on a une excellente vue.
Marsch ne leur accorda qu’une maigre attention. La jeune femme vit qu’il était heureux, faisant exactement ce qui lui plaisait le plus au monde.
Trois mille pieds plus bas, c’était la jungle birmane inconnue et dangereuse.
— Nous nous poserons à Mandalay pour prendre de l’essence, mais ensuite nous volerons sans arrêt jusqu’à Bangkok. Vous connaissez quelqu’un là-bas ?
La jeune femme secoua la tête.
— Non… Personne.
— Malheureusement notre compagnie emploie très peu de personnel féminin. Il n’y a pas d’hôtesses de l’air. Peut-être pourriez-vous trouver quelque chose dans une administration ou une entreprise.
— Je l’espère, murmura-t-elle.
— Pourquoi avez-vous quitté la Chine ?
— Ma mère est morte… Ce n’était plus possible de vivre seule dans la nouvelle organisation. Peut-être me serais-je habituée, mais je n’ai pas eu le courage d’essayer.
Clifton la regardait. Aucune émotion ne faisait vibrer son visage régulier. Seul un pli gonflait la lèvre inférieure comme si elle allait pleurer.
— Tout est difficile dans cette région, dit Clifton, surtout pour une femme.
Marsch se tournait fréquemment vers eux, mais ne pouvait entendre les paroles qu’ils échangeaient. Clifton alla vers lui.
— Je te remplacerai à Mandalay.
— Comme tu veux. Tu as vu le général ?
— Il dort.
L’Allemand hocha la tête.
— Les deux costauds n’ont pas l’air commode.
Clifton alla jeter un coup d’œil dans la carlingue. Ils n’avaient pas touché aux deux boîtes de bière. Ils se méfiaient visiblement. Il leur expliqua que, dans une bonne heure environ, ils se poseraient pour le ravitaillement en essence. Les deux Chinois se regardèrent puis approuvèrent gravement.
— Combien de temps ?
— Pas tout à fait une heure. Nous avons passé commande à l’aller, et ce sera rapide.
Le général bougea dans son sommeil et soupira. Sa main droite remonta à son visage. Philip remarqua qu’elle était mutilée. Manquaient le pouce et l’index.
— Il va se réveiller ?
— Peut-être à Mandalay. Nous avons de quoi lui administrer une autre piqûre, dit celui qui se nommait Tsin.
De la poche de sa vareuse il tira une boîte en carton et l’ouvrit. Elle contenait une seringue et une ampoule.
— Une seule ?
— Il ne faut pas abuser. Le médecin de Palawbum l’a recommandé à mon camarade, dit Tamoï.
Clifton se demandait quelle était la base de ce loyalisme. Le respect du général, un certain patriotisme ou bien l’argent ? Les généraux nationalistes avaient amassé des butins de guerre considérables, et peut-être avaient-ils reçu la promesse d’une haute récompense.
— Vous seul descendrez à Mandalay, annonça Tamoï.
Le pilote fronça les sourcils.
— Pourquoi donc ?
— Nous n’avons pas confiance en cet Anglais de Palawbum. Il est suspect.
Philip sourit.
— Vous vous dites que, si je suis abattu par des terroristes, mon compagnon pourra continuer tout seul ?
L’aérodrome de Mandalay était éloigné de la ville et entouré d’un cordon de troupes. Mais de tels attentats s’étaient déjà produits. Les deux hommes étaient bien renseignés.
— Comment se fait le ravitaillement ?
Philip expliqua que c’était un camion-citerne qui venait remplir les réservoirs. Les deux Chinois l’écoutaient avec attention.
— Très dangereux ? Il suffit d’une étincelle ?
— Les pompiers sont toujours prêts à intervenir, dit Clifton pour les rassurer.
Il revint dans le poste. Marsch fumait une cigarette et Sara regardait le paysage.
— Ils sont nerveux à cause de l’étape à Mandalay. Ils ont peur d’un coup de main.
L’Allemand ricana.
— C’est bien possible.
Brusquement Philip perçut un bruit familier, malgré le ronronnement des moteurs. Il se précipita dans la partie arrière du poste, refermait la porte derrière lui quand Tamoï apparut.
— Je veux voir le poste.
Clifton soutint son regard.
— Les passagers n’y sont jamais admis et c’est une règle que nous respecterons, même aujourd’hui !
CHAPITRE III
Le garde porta négligemment la main à l’étui de son revolver. Son visage restait impassible, mais ses petits yeux noirs avaient un éclat inquiétant.
— Nous voulons fouiller l’appareil. Peut-être y a-t-on caché une bombe.
— C’est impossible. Le D.C. 3 n’a jamais été laissé seul et, de plus, les soldats birmans veillaient.
Un léger sourire sur les lèvres minces indiqua que Tamoï n’avait aucune confiance dans les soldats birmans. Certainement avec raison, car beaucoup avaient partie liée avec les communistes des maquis.