— Tu as l’impression d’avoir été joué… Il faut quand même lui demander ce qu’est cette combine. Deux cent mille dollars à se partager à trois… C’est mieux que ce que nous rapportera le général.
Philip sursauta.
— Tu crois que c’est de lui qu’il est question ?
— Le contraire m’étonnerait. Cette petite futée a l’air bien tranquille. Comme si elle était sûre de son coup.
— Quoi que ce soit, nous refusons.
— Minute ! Tu refuses ! Nuance ! Personnellement, je ne repousse pas la discussion. À qui la faute si cette fille se trouve dans l’appareil ?
Dans le pare-brise, Philip apercevait les genoux polis de la fille et la masse sombre de la mallette posée dessus. Il ne distinguait pas le visage. Il se tourna vers elle, croisa son regard. Il essayait d’y lire un peu d’angoisse, d’appréhension au moins. Il était froid, n’exprimant même pas un peu d’ironie.
— Demande-lui ce qu’elle veut.
Ludwig alluma une cigarette et se rapprocha de la fille. À sa question, elle sortit une carte de sous les liasses de billets et l’ouvrit. C’était une carte de la Haute-Birmanie. Elle piqua son ongle aigu sur un point déterminé.
— Il faut atterrir ici. Il y a un village de Karens à demi-sauvages. Un vieux terrain a été aménagé.
— Et puis ?
— Ils viendront chercher le général.
Le village se trouvait à moins de cent kilomètres de la frontière chinoise, mais il fallait faire un détour de quatre cents kilomètres aller et retour.
— Pourquoi n’avoir pas parlé avant Mandalay ?
— Vous auriez pu me livrer à la police.
Ludwig haussa ses épaules.
— Vous travaillez pour les Chinois ?
— Non… Pour l’argent. Je hais les Chinois, qu’ils soient rouges ou blancs. Ils m’ont tout pris. Ce vieux général ne m’inspire aucune pitié.
— Pourquoi n’ont-ils pas essayé de s’emparer de lui à Palawbum ? Ils n’auraient pas eu d’argent à débourser.
— C’était trop dangereux. Ils étaient loin de la frontière, et ils auraient eu du mal à le ramener en Chine.
Clifton ne pouvait les entendre. Marsch lui jeta un regard méfiant cependant.
— Mon compagnon va refuser.
— Qu’en savez-vous ?
— Il a l’impression d’avoir été dupé. Vous vous êtes présentée comme une fille malheureuse, ayant besoin de lui. Il est fortement déçu.
Sara Tiensane baissa la tête quelques secondes.
— C’est Slade qui m’a recommandé cette comédie.
Le copilote ricana :
— Ça ne m’étonne pas. C’est un pauvre type. Il a reçu de l’argent lui aussi ?
— Non… Je dois lui envoyer cinq mille dollars quand j’aurai touché la forte somme.
Ludwig l’examina avec attention.
— Vous paraissez sûre de vous. Clifton refusera certainement, quant à moi, je ne sais pas si je vais accepter.
Sara eut un sourire pâle.
— Si, vous accepterez. Quant à votre compagnon, vous pouvez l’obliger… Si ce n’est qu’une question d’amour-propre froissé.
L’homme se redressa, sa cigarette au coin des lèvres. Il y avait dix ans qu’il naviguait avec Philip Clifton, mais il n’était jamais certain de ses réactions. Ainsi pour cette fille il lui avait proposé cinq mille dollars. Ce côté saint-bernard du pilote l’inquiétait.
— Il ne faut rien brusquer.
— Dépêchez-vous. Nous nous éloignons de ce village.
— Doucement. Comment doit s’opérer l’échange ?
— Je ne sais pas exactement. Nous devons atterrir et attendre. Ils seront là-bas. Ils doivent occuper ce village depuis l’aube.
— Deux cent mille dollars ? Il faut que Nangiang ait beaucoup d’importance à leurs yeux.
Comme il plongeait dans le décolleté de sa robe, elle porta une main à sa gorge.
— Et puis ? Que ferons-nous ? Il nous faudra fuir assez loin pour échapper aux tueurs de Formose.
Brusquement une idée le frappa.
— Je ne sais pas si on peut vous faire confiance. En fait, il n’y a que Slade à savoir que vous êtes à bord. Une fois en possession des deux cent mille dollars, vous pouvez nous liquider tous les deux.
— Je ne sais pas piloter.
— Vous pouvez nous obliger à atterrir dans un bled.
La jeune femme le regarda avec attention, puis se mordit la lèvre inférieure comme si elle réfléchissait profondément.
— Je peux vous donner votre part. Vous la cacheriez où vous voudriez. Vous aurez ainsi une preuve de ma loyauté.
Ludwig regarda les liasses, puis son compagnon. Lui avait la tête droite.
— Ce sera dur, soupira l’Allemand. Avez-vous pensé aux deux gardes du corps ?
— Oui.
De la poche de son imperméable, elle sortit une fiole.
— Il n’y a qu’à verser ça dans leur bière.
— Du poison ?
— Non… Un somnifère très efficace.
L’Allemand se mit à rire.
— Vous avez tout prévu.
— Pas moi, eux.
— Vous croyez que nous nous en tirerons ? Je ne pense pas qu’ils nous laissent repartir. Ils préféreront récupérer les moitiés de billets.
— Pourquoi ne pas risquer l’affaire ?
Ludwig songeait qu’avec cette somme, il pourrait quitter la Sandy Line, acheter un appareil d’occasion et voler pour son propre compte. Il y avait beaucoup de possibilités dans le sud asiatique. Évidemment, Formose lui serait complètement défendue, et pendant quelques mois il devrait se méfier constamment.
À nouveau il désigna Philip du menton.
— Je vais lui parler.
Clifton ne broncha pas quand il fut à côté de lui.
— Ça y est. Je suis au courant de sa combine, et je crois que nous pouvons y aller.
Le pilote resta silencieux.
— Il faut foncer vers l’est, se poser sur un petit terrain, dans un village karen, et abandonner le vieux polichinelle. Elle a un somnifère pour les gardes. Si tout va bien, nous pouvons ensuite filer pour Singapour ou Sydney en plusieurs étapes. Nous pourrions acheter un amphibie une fois là-bas, et faire le trafic des îles.
Clifton souriait. De cet air ironique et insolent avec lequel il tenait tête à Koffman, le directeur de la Sandy Line. Ludwig étouffa un juron, essaya de garder son calme encore un bout de temps. Mais il avait la certitude que la partie était désespérée.
— Soixante-dix mille dollars chacun. Et légalement, on ne pourra rien contre nous. Nous ferons patienter Koffman pour la restitution de l’appareil, en lui envoyant de l’argent. Pendant ce temps nous pourrons aller le plus loin possible.
— Avec des tueurs aux trousses ?
Marsch se fit dédaigneux.
— C’est uniquement une question de frousse chez toi ?
— Non. Je refuse tout simplement. Je n’ai aucune confiance en cette fille.
— Je prends la responsabilité de l’affaire. C’est à peu près ce que tu m’as dit à Palawbum quand tu insistais pour l’embarquer.
— Inutile, je refuse.
Marsch songeait que, pendant ce temps, ils s’éloignaient de plus en plus du petit terrain perdu dans la jungle des états Shan.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, imagine que je me sois toqué du général et que je veuille le remettre entre les mains de ses amis. Voilà une explication.
— Ce que tu crains, c’est de perdre ta situation.
— Parlons-en ! Toi-même ne voulais pas embarquer cette fille dans la perspective que d’autres missions de ce genre ne nous soient plus confiées. Et là, d’un seul coup, tu vas commettre la pire des imbécillités.