Ludwig vissa une cigarette dans ses lèvres serrées par la fureur.
— Ne nous jetons pas des arguments au visage. Cette fois, le jeu en vaut la chandelle. Avant qu’on nous confie d’autres missions, il passera de l’eau sous le pont. Nous avons tous les deux un peu d’argent de côté. Si nous laissons échapper une occasion pareille, c’est que nous avons vieilli ou que nous sommes abrutis par la vie que nous menons.
Clifton secoua la tête.
— Non… Pour moi c’est net depuis quelques minutes. Ce n’est ni du dépit, ni de la trouille. Je ne veux pas livrer le général Nangiang à ses ennemis.
— Du remords, hein, Clifton ? Il y a quelques mois que ça a l’air de te travailler. Tu crois que je ne m’en rends pas compte ? Tu ne peux plus supporter qu’on parle du passé. Tu es vidé, ruiné, anéanti. Si quelqu’un prononce devant toi les noms de Pékin ou de Hanoï, tu deviens blanc comme un linge et tu essaies de détourner la conversation.
Clifton l’écouta avec étonnement. Était-ce vrai ? Avait-il de pareilles réactions ? Dans ce cas, les propositions de la fille venaient de les cristalliser. Parfois il rêvait de cette femme qui lui tendait son enfant endormi. Il revoyait les gros Chinois ventrus s’installer dans l’appareil, avec leurs sacs en cuir pleins d’or et de billets. C’étaient de mauvais souvenirs.
— Pourquoi fait-elle ça ? demanda-t-il brusquement. Est-elle un agent secret ?
— Non. Uniquement pour le fric.
Le pilote s’en étonna. Avait-elle peur à ce point-là de la vie nouvelle qui s’ouvrait devant elle ? Jusqu’où irait-elle pour assurer son avenir ? Était-ce de l’ambition ou un besoin maladif de ne dépendre de personne ?
— Dis-lui que je refuse. Dis-lui que j’ai envie de la balancer hors de l’appareil. Dis-lui enfin qu’elle se taise, sinon je la livre aux deux gardes du corps du général.
À nouveau la fureur s’emparait de lui.
— Tu as compris ?
Marsch se raidissait.
— Et moi ? Tu me prends pour ton coolie obéissant ? J’ai choisi, moi ! Je veux gagner cet argent et je me fous de ce polichinelle aux yeux bridés. Tu sais ce qu’il a fait ce saint homme ?
Brusquement les étranges paroles de Slade lui revinrent en mémoire. Lui aussi avait murmuré que Nangiang avait les mains rouges du sang versé.
— Dis-moi, Slade est dans le coup ?
— Oui. La fille lui a promis cinq mille dollars si elle réussissait.
Pour cet homme perdu en pleine jungle du nord, une petite fortune qu’il pourrait convertir en bouteilles de whisky.
— Il a bien confiance en elle à la différence de moi.
— Ton dernier mot ?
— C’est non !
Ludwig retourna vers la fille et Clifton pensa avec une certaine mélancolie que son Colt était dans la soute, au fond de l’appareil.
— Il refuse, n’est-ce pas ? demanda Sara.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Il veut que le général arrive à bon port.
Elle hocha doucement la tête à plusieurs reprises avant de lui demander :
— Pouvez-vous préparer le cap pour le terrain en question ?
— Bien sûr. Mais comment ?…
Le petit automatique jaillit dans la main fine et elle se leva.
— Vous marchez avec moi, vous ?
Ludwig hésita à peine.
— Oui.
— Monsieur Clifton ! appela-t-elle.
Il se retourna et vit l’arme.
— Je serais au regret de vous tirer dessus, mais je le ferai si vous m’y obligez.
CHAPITRE IV
Clifton avait changé de cap et se dirigeait vers le nord-est. Il pensait aux deux gardes du général. Ils se rendraient bientôt compte que l’appareil ne volait plus dans la direction de Bangkok. Il était dix heures du matin, et le soleil déjà haut dans le ciel avait dû filtrer à travers les hublots du côté gauche.
Ludwig se leva et se dirigea vers l’arrière. Il venait d’avoir la même pensée que Philip. Les deux gardes étaient tournés vers la gauche, vers le soleil qui entrait à flots par les ouvertures latérales.
Il fallait prévenir leurs questions.
— Nous avons changé de cap. Un orage magnétique nous a été signalé par la radio de Rangoon. Nous essayons de le contourner le plus possible.
Tamoï le fixa. Il était beaucoup plus grand et plus fort que son compagnon. Mais tous les deux avaient les mêmes yeux cruels.
— Il ne faut pas aller trop loin vers l’est.
Ludwig étouffa un rire.
— Nous n’y tenons pas plus que vous.
Il se dirigea vers la soute, jeta un regard au général. Il paraissait dormir. L’Allemand referma la porte derrière lui, mit le verrou. Tout d’abord il trouva le Colt de Clifton et l’empocha. Il y avait aussi une boîte de cartouches, et il en plaça dans ses poches.
Dans le placard aux provisions, il prit la bouteille de whisky et en versa dans un gobelet. Il le but à petites gorgées. Puis il vida la moitié du flacon de somnifère dans la bouteille, la reboucha. Il l’emporta avec un gobelet.
Il passa devant les deux gardes, puis fit soudain demi-tour comme pris d’une idée subite.
— Vous voulez boire un petit coup ?
Il tendait le gobelet, Tsin le prit mais Tamoï refusa d’un geste. Il le remplit aux trois quarts. L’homme but à petites gorgées.
— Je vous le laisse, dit-il.
Emportant la bouteille, il pénétra dans le poste, referma la porte derrière lui. La jeune femme avait toujours son automatique à la main.
— Un seul a pris de ce whisky, dit-il. J’y avais vidé la moitié du flacon. Est-ce que l’effet est rapide ?
— Une demi-heure. Parfois les gens résistent, m’a-t-on dit, mais le produit annihile leur volonté.
— Je recommencerai avec la bière. Quand Tsin s’endormira, l’autre sera certainement sur ses gardes et il nous donnera du fil à retordre.
Tous les deux discutaient en feignant d’ignorer Clifton. Lui avait mis le cap vers le mystérieux petit terrain, et essayait de penser à autre chose. La menace de la jeune femme ne l’avait pas effrayé. C’était la trahison de Marsch qui l’affectait le plus. Par moments, dans le miroir du pare-brise, il apercevait l’arme dont le menaçait Sara Tiensane. Elle ne relâchait jamais sa surveillance. Il doutait. Jamais ils ne parviendraient à leur fin. Leur entente était trop récente pour être fructueuse. De plus l’un et l’autre étaient trop avides de cet argent. Il n’en avait jamais tant vu lui-même. Deux cent mille dollars en moitiés de billets. Il comprenait que Ludwig se soit laissé tenter. Quelques mois plus tôt, il aurait lui-même accueilli l’aubaine avec joie. Combien de fois avait-il oublié la parole donnée ? Il avait trahi ces gens riches qui le payaient pour des missions dangereuses. Et puis, d’un seul coup, il avait atteint une limite qu’il ne voulait pas dépasser pour rien au monde. Et il était prêt à lutter pour un petit général intrigant et sanguinaire. Son sourire lui causa la même souffrance qu’un rictus.
Brusquement, dans la masse verdâtre de la jungle apparut une faille, la route birmane qui, après la frontière, s’enfonçait jusqu’au cœur de la Chine en direction de Kunming et de Tchoung-King, et venait de la ville de Thazi. Il survola quelques rares véhicules, camions et autocars vétustes.
Marsch avait aperçu la ligne blanche de la route, et étudiait la carte de Sara Tiensane. C’était à quatre-vingts kilomètres au nord de cette route que se trouvait le terrain en question. Ils y seraient dans une bonne heure environ.
— Croyez-vous qu’ils seront sur place ?
— Oui. Les villageois ayant certainement fui, ils auront déblayé le terrain qui ne doit pas recevoir souvent d’avions.