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— Puis-je fumer ? demanda-t-il soudain.

— Pourquoi pas ? Vous avez les mains libres, n’est-ce pas ?

— Oui. C’est assez inattendu d’ailleurs.

— Pourquoi ? On n’a pas besoin de vous lier. Nous sommes sept, vous êtes seul. Et puis vous n’êtes pas notre prisonnier. Vous venez seulement discuter affaires avec notre chef. Nuance !

— Croyez que je l’apprécie.

Tirant de sa poche sa fidèle pipe de terre fine, Gilles la bourra soigneusement, permit au Maringouin, décidément aux petits soins, de l’allumer, tira quelques bouffées voluptueuses qui, jamais, ne lui avaient paru meilleures puis demanda presque distraitement :

— Cette fille qu’Olympe a trouvée dans les bois…

— La Fanchon ?

— Oui. Qu’en avez-vous fait ? Je suppose que vous l’avez conduite chez Legros ?

— Bien sûr. Olympe la connaissait déjà pour lui avoir dit la bonne aventure. Quand elle l’a trouvée elle a compris que c’était une bonne affaire pour nous et elle l’a emmenée chez nous…

— Où elle se trouve à présent, j’imagine ?

— Mon Dieu non ! où elle ne se trouve plus.

— Qu’en avez-vous fait ?

— Que vouliez-vous qu’on en fasse ? On l’a tuée. Après qu’elle nous a guidés jusqu’à la maison de la fille blonde, elle ne pouvait plus servir à rien. Bien plus, elle pouvait être dangereuse si un goût de revenez-y l’avait prise pour ses anciens maîtres. Elle était fièrement amoureuse de vous… et elle connaissait le chemin de la cache à Legros. À l’heure qu’il est elle doit commencer à pourrir quelque part dans les roseaux de la rivière des Bananiers. On laisse jamais rien au hasard chez nous…

— Je vois ! fit Gilles maîtrisant à grand-peine son dégoût.

L’horreur du sort qu’elle s’était choisi effaçait en lui la rancune qu’il éprouvait pour cette malheureuse Fanchon et faisait place à la pitié. Elle avait conçu des rêves trop grands et elle les avait payés durement. C’était affaire, à présent, entre Dieu et elle. Lui-même ne pouvait plus que lui pardonner humblement. Judith n’avait pas tout à fait tort quand elle l’accusait d’être la cause première de la folie de Fanchon…

Poussé par une bonne brise, la barque marchait bien et bientôt le cap le plus oriental de la Tortue, la Tête-de-Chien-au-Maçon, se silhouetta résolument sur le ciel étoilé.

— L’est temps que je vous bande les yeux, monsieur le chevalier, dit José Calvès en tirant de son cou le foulard crasseux qui y était noué.

— Si cela ne vous fait rien, j’aimerais mieux ça, dit Gilles en lui offrant son propre mouchoir que l’autre examina soigneusement pour s’assurer qu’il n’y avait pas de trou.

— Je veux bien vous le mettre en dessous, mais je mettrai l’autre par-dessus. Ça m’a l’air un peu transparent ce bout de chiffon.

— Comme vous voudrez…

L’île chevelue de cocotiers et d’une dense végétation tropicale dont le dos arrondi, porté sur des falaises, trouait la mer Caraïbe comme l’écaille géante d’une tortue disparut sous la double épaisseur de tissu. Gilles se surprit à penser qu’il aurait aimé visiter en d’autres circonstances cette Tortue légendaire où les ombres des grands flibustiers français ou espagnols devaient hanter encore les quelques tavernes demeurant au port de Basse-Terre qui, à ce qu’on lui avait dit, donnait jadis accès à huit vaisseaux de ligne rangés de front et dont les canons du fort avaient jadis donné bien du fil à retordre à messieurs les Anglais de la Jamaïque. Il savait qu’une poignée de soldats y tenait encore garnison pour le roi, mais se contentait d’y vivre paisiblement en se gardant bien de chercher à savoir ce qui pouvait se passer sur les côtes ou dans l’arrière-pays. Et, d’après la direction suivie, car le bateau continuait à filer droit, ce n’était pas à Basse-Terre qu’on le conduisait…

Peu de temps après, le fond du bateau raclait les galets. Aidé d’un marin, le Maringouin aida Gilles à franchir le bordage puis à prendre pied sur une plage de sable doux. L’ancien commandeur lui prit le bras.

— Laissez-vous conduire…

On remonta la plage. Le sable fit place à la dureté caillouteuse d’un chemin puis, au bout d’un moment, à un sol plus moelleux, tapissé de feuilles et d’herbe. À une plus grande fraîcheur, au parfum de bois de santal, de citronnier et de fougère qui montait à ses narines, Gilles comprit que l’on cheminait sous bois. Le chant d’un rossignol, contrepoint ironique au pas pesant des hommes qui l’escortaient, monta dans la nuit avec un doux froissement de feuilles puis s’éteignit…

Le chemin semblait étrangement capricieux. Il montait, descendait, tournait au point que Gilles en vint à se demander si on ne lui faisait pas effectuer plusieurs fois le même parcours. Puis brusquement, il y eut une descente par un sentier évidemment rocheux, une odeur de bois brûlé et de viande rôtie qui s’accentua à mesure que le chemin devenait à nouveau pente douce et sable. À travers la double épaisseur de son bandeau Gilles perçut la lumière d’un feu dont la chaleur lui sauta au visage.

— Le voilà, dit le Maringouin. Il n’a pas fait d’histoire pour me suivre.

— Il a aussi bien fait, grogna une voix profonde. Enlève-lui son bandeau et fous le camp ! Je te paierai plus tard.

Enlevé d’une main nerveuse qui lui griffa la tempe, le bandeau quitta les yeux de Gilles. Debout de l’autre côté du feu dont la fumée montait droit vers un orifice percé dans la haute voûte de la grotte, un homme le regardait.

Debout auprès d’une table de bois doré, chargée de liasses de papiers, d’un pichet et de gobelets d’argent, Simon Legros apparut à Gilles comme le prototype du meneur d’esclaves, l’homme dont la vocation se sentait, des bottes poussiéreuses à la chemise tachée de sueur, de vin et de traînées plus sombres qui étaient peut-être du sang séché. La cravache à la ceinture cloutée d’or, les deux pistolets à long canon – un sous chaque aisselle – étaient presque superflus : l’image était complète et le visage épais, mangé de barbe, n’apparaissait que comme un détail supplémentaire.

Tournemine soutint le dur regard qui, sous des sourcils noirs et broussailleux, le fixait sans ciller et ne bougea pas, attendant…

— Heureux que vous ayez accepté mon invitation, chevalier ! fit Legros affectant avec insolence de s’adresser à un égal. Il y a longtemps que j’espérais une telle entrevue.

— Il n’a tenu qu’à vous qu’elle ait lieu plus tôt, Simon Legros. J’avoue, pour ma part, que je ne suis pas fâché de vous rencontrer. Il y a, entre nous, un compte qui ne cesse de s’allonger… et je n’ai jamais aimé les comptes qui traînent.

— Voilà un langage qui me plaît. J’avoue d’ailleurs que vous aussi me plaisez, chevalier, et j’en suis le premier surpris. En d’autres circonstances, j’aurais aimé m’assurer vos services.

— Je ne vous retournerai pas le compliment. Même si vous n’aviez fait tout ce que je suis en droit de vous reprocher, je ne vous aurais jamais gardé à mon service car vous appartenez à la race d’hommes que je déteste le plus au monde : les tortionnaires…

— Serez-vous surpris si je vous confie que votre opinion m’est indifférente ? Mais laissons à présent les politesses de l’entrée. Un verre de vin d’Espagne ?