— Certainement pas ! Je ne bois qu’avec mes amis… Et finissons-en, s’il vous plaît. Vous avez enlevé Mlle Gauthier et je suis venu négocier sa liberté. Que voulez-vous pour me la rendre ?
Legros se versa un gobelet de vin, le but à petites gorgées tandis que ses yeux sombres épiaient son visiteur par-dessus le bord brillant.
— Ce que je veux ? dit-il enfin. Je veux que vous me rendiez « Haute-Savane ». Rien de plus… mais rien de moins.
— Non.
Les sourcils broussailleux se relevèrent puis Legros s’assit à demi sur le coin de la table et, se penchant, y prit un grand papier qu’il se mit à parcourir des yeux.
— Je crois que vous n’avez pas bien compris. Vous n’avez pas le choix, monsieur de Tournemine, ou bien vous me donnez « Haute-Savane »… ou plutôt vous me la vendez car je vous la paierai. Vous voyez que je suis honnête. Je vous en offre… disons dix mille livres. Je ne peux pas faire plus : ce sont toutes mes économies. Ou bien donc vous me la vendez ou bien je tue la fille.
— Et vous supposez que je vais accepter pareil marché ? Alors écoutez-moi bien, monsieur Legros : je ne suis pas venu vous échanger Mlle Gauthier contre mon domaine. Je suis venu vous l’échanger contre ma vie. Tuez-moi et laissez-la libre.
Cette fois, les sourcils de Legros se haussèrent démesurément.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de votre vie ? Votre mort ne me donnera pas « Haute-Savane » légalement. Bien sûr, privée de sa principale défense naturelle, elle tomberait sans doute plus facilement dans mes mains.
— N’en soyez pas si sûr. « Haute-Savane » n’a même plus besoin de ma protection car elle n’a plus d’esclaves. Cela lui vaut d’être défendue désormais par près de trois cents hommes armés qui savent bien qu’en la défendant ils défendraient du même coup leur vie et leur liberté.
— Pauvre fou ! Je n’aurai guère de peine à trouver de l’aide chez les autres planteurs qui vous considèrent comme un insensé dangereux… et peut-être même auprès des troupes gouvernementales. Mais ce serait une grave perte de temps et j’ai des installations à faire avant la belle saison maritime.
— Des installations ? Quel genre ?
— Cela vous intéresse ? Eh bien, mon cher, je pense me lancer dans le commerce des esclaves en grand. Je vais raser la plupart des plantations pour établir de grands enclos où les esclaves bruts amenés d’Afrique seront dressés, entraînés, éduqués pour toutes sortes de travaux, depuis ceux des champs de coton jusqu’aux domestiques, après quoi ils seront revendus, à un gros prix, croyez-moi, en Louisiane et dans les États du sud des États-Unis. Vous voyez que je vois grand mais, croyez-moi, ma fortune le sera aussi. Alors, vous signez ?
— Jamais ! À aucun prix.
— Vraiment ? C’est ce que nous allons voir. Venez donc un peu par ici.
Machinalement, Gilles le suivit. Le fond de la grotte, qui était d’ailleurs aménagée assez confortablement, était caché par un rideau que Legros empoigna et tira d’un seul coup, révélant un spectacle qui sécha d’un coup la gorge de Tournemine et lui mit le visage en feu : attachée à la muraille par une chaîne reliée à un anneau de fer bouclé autour d’une de ses chevilles, Madalen était recroquevillée sur un matelas sans autre vêtement que ses blonds cheveux dénoués. Assise en tailleur auprès d’elle, Olympe, drapée dans une barbare soierie rouge et noir brodée d’or, séparait gravement à l’aide d’une baguette un tas de cailloux blancs en plusieurs petits tas réguliers.
L’apparition soudaine de Gilles arracha un cri de détresse à la jeune fille qui roula à plat ventre, cachant désespérément son visage sur ses bras repliés. Olympe se contenta de sourire aimablement.
— Bienvenue, monsieur le chevalier. Venez-vous déjà nous reprendre votre jolie maîtresse ? Nos hommes vont être tristes car elle leur plaît beaucoup.
— Je crois qu’ils vont pouvoir l’admirer de plus près, dit Legros.
Se baissant vivement, il ramassa à terre une sorte de maillet et en frappa un gong pendu à la roche qui emplit la grotte d’une puissante vibration sonore.
Instantanément, parurent une vingtaine d’hommes dont quelques-uns sans même qu’un signe quelconque leur en eût donné l’ordre tombèrent sur les bras et les épaules de Gilles, profitant de l’espèce de stupeur où l’avait plongé la vue de la beauté enfin révélée de celle dont il rêvait depuis si longtemps. Il ne réagit qu’en se sentant touché et lutta alors furieusement pour retrouver sa liberté mais, si grande que fût sa force, il ne put lutter contre le nombre. Un instant plus tard, les bras liés derrière le dos il était posé comme un paquet auprès de Legros.
— Puisque vous ne voulez pas conclure affaire avec moi, dit celui-ci avec un sourire de loup, je vais donc tuer cette belle enfant. Mais elle va mettre assez longtemps à mourir pour que vous ayez tout le temps de réfléchir.
— Misérable ! Qu’allez-vous lui faire ? C’est une enfant innocente…
— Une enfant innocente ? Avec ces seins appétissants, ces fesses rondes ? Allons donc ! Vous ne seriez pas l’homme de votre réputation si vous n’y aviez déjà goûté ? À présent, il est temps de partager. Vous êtes, je crois, pour l’égalité ? Alors, écoutez bien : j’ai choisi pour cette belle enfant une façon assez agréable… du moins dans les débuts, de quitter cette vie. Je vais, devant vous, la livrer à mes hommes… à tous mes hommes et autant de fois qu’ils le désireront. Ensuite, si cela ne suffit pas à vous convaincre, c’est un âne que je ferai monter dessus. Après, peut-être, elle ne sera plus en très bon état. Alors, nous commençons ?
— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille. Tuez-moi et finissons-en !
— Vous priver d’un pareil spectacle ? Jamais de la vie… Allez, qu’on retourne cette fille et qu’on l’attache.
La grotte s’emplit des hurlements de la malheureuse Madalen. Aidés par Olympe, un vieil homme et un autre plus jeune la retournèrent sur le matelas offrant, dans la lumière des torches plantées dans des crocs de fer, toute la grâce de son corps, la peau nacrée du ventre souligné d’une mousse d’or, les seins de crème blonde couronnés de rose, les cuisses douces que des mains brutales écartèrent.
Olympe alors intervint :
— Attends ! dit-elle. Laisse au moins cette pauvre fille prendre un peu de plaisir.
Relevant la tête de Madalen, elle lui fit avaler le contenu d’un gobelet d’or puis, le rejetant comme une chose sans importance, se mit à faire courir ses doigts habiles sur le corps de la jeune fille dont les cris cessèrent peu à peu pour se changer en gémissements heureux. Stupéfait, les yeux exorbités, Gilles vit tout à coup la pure Madalen, la prude Madalen ronronner et se tordre comme une chatte en folie sous les caresses de la sorcière qui brusquement se releva.
— Elle est à point ! Le premier va être le bienvenu. À qui l’honneur ?
— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque mais je suis en affaires avec monsieur. Alors, chevalier, vous me la cédez cette plantation ? Dites seulement un mot et c’est vous qui pourrez profiter des bonnes dispositions éveillées par Olympe. Regardez-moi cette petite caille si elle est en appétit !
Personne ne tenait plus Madalen à présent. Les yeux noyés elle vagissait, les mains crispées sur ses seins tandis que son bassin allait et venait à la recherche d’un accomplissement. Malade à la fois de désir et d’impuissante fureur, Gilles ferma les yeux pour essayer de retrouver un peu de raison car il se sentait au bord de la folie. Combien de temps allait-il tenir ? Et pourquoi tenir ? Aucun secours n’était possible et il n’avait même plus le moyen de tirer de sa botte le scalpel qui l’eût sauvé en lui donnant la mort.