— À toi, le Maringouin ! Je te la donne en premier. Tu l’as bien mérité.
Les yeux de Gilles se rouvrirent. Il vit José Calvès se ruer littéralement sur Madalen, s’enfoncer en elle mais, avant que lui-même ait pu protester, le râle de plaisir de l’homme se muait en un hurlement de douleur. Venue on ne savait d’où une flèche indienne venait de se planter dans son dos…
Se retournant Gilles vit Pongo debout sur un rocher ajuster à nouveau le tir de son arc près de l’entrée d’où dévalait une troupe de Noirs armés de machettes menés par François Bongo. Le grand Yolof, d’un seul revers de son arme, fit sauter la tête d’un des hommes qui lui barrait le chemin, ouvrant un geyser rouge.
La seconde flèche de Pongo s’enfonça dans la gorge d’Olympe tandis que Legros disparaissait sous une marée noire hérissée de lames meurtrières avant même d’avoir pu tirer l’un de ses pistolets.
— Détachez-moi ! hurlait Gilles qui luttait de toutes ses forces pour se débarrasser de ses liens. Mais détachez-moi donc !
D’un coup de machette, François Bongo le libéra et, sans même remercier, il se rua sur la masse noire qui s’était abattue sur Legros.
— Laissez-le-moi ! Je veux le tuer moi-même ! Laissez-le-moi !…
Mais quand les anciens esclaves qu’il avait tant fait souffrir s’écartèrent, Legros n’était plus qu’une masse sanglante dont François, d’un coup de sa terrible lame, trancha la tête.
— Pour Désirée ! dit-il seulement en fourrant son trophée dans un sac.
Gilles, déjà, se détournait pour tomber dans les bras de Pongo qui, oubliant pour une fois sa légendaire impassibilité, riait et pleurait tout à la fois.
— Heureux être arrivé à temps, tu sais ?…
— Pongo ! Mon vieux Pongo ! Je t’ai cru mort ! Comment as-tu fait pour amener tout le monde ici ? Comment as-tu trouvé la cachette ?
— Facile ! Beaucoup de chance aussi. Quand Pongo parti sur traces meurtriers de dame Gauthier, lui suivre traces jusqu’à rivière des Bananiers et là trouvé fille Fanchon pas tout à fait morte. Essayer de la soigner… C’était impossible. Mis longtemps à mourir mais bien expliqué chemin de grotte.
Après avoir pieusement enterré Fanchon, Pongo était revenu à « Haute-Savane ». Sur le chemin, caché derrière un buisson, il avait vu le Maringouin emmener Gilles mais devinant que ce serait une folie de tuer le messager de Legros, il l’avait laissé passer mais s’était précipité ensuite jusqu’à l’habitation où, soutenu par Finnegan, il avait réuni les hommes de la plantation. Tous, d’un seul mouvement, avaient réclamé l’honneur d’aller combattre Legros. Alors à la tête de sa troupe, Pongo était descendu à Port-Margot où il n’avait eu aucune peine à trouver trois bateaux pour charger son monde.
— Le reste, facile ! Nous abattre sentinelles et tomber sur Legros comme toi voir.
Jamais Gilles n’avait vu le visage de lapin de l’Indien s’illuminer d’une pareille joie, d’une si grande fierté. Il l’étreignit avec chaleur.
— Tu m’as sauvé, Pongo ! Tu as sauvé « Haute Savane » et tous ses habitants ! Tu as sauvé Madalen…
Avec étonnement il s’apercevait que la fièvre du combat et de la délivrance avait détourné son attention de la jeune fille. Elle gisait toujours sur son matelas, à demi inconsciente cette fois. Les Noirs qui faisaient cercle autour d’elle s’étaient contentés de la débarrasser du Maringouin mais n’avaient pas osé la toucher.
En se penchant sur elle, Gilles vit qu’un peu de sang tachait ses jambes et comprit que la sauvage poussée de Calvès l’avait déflorée. Avisant alors une sorte de draperie de soie jetée à terre il en enveloppa doucement le corps de la jeune fille, après l’avoir libérée de sa chaîne, il voulut l’enlever dans ses bras pour l’emporter mais Pongo l’arrêta.
— Non. Laisse-la reposer ! Nuit pas finie et mer un peu grosse. Nous repartir seulement au jour.
— Tu veux que je la laisse ici ? Au milieu de tous ces cadavres ? protesta Gilles désignant du menton la jonchée de corps qui constellaient le sol de la grotte.
— Nous enlever et enterrer. Toi rester là te reposer. Veiller sur elle. Elle très peur…
— Tu as raison… Je suis aussi fatigué que si on m’avait battu. Merci, Pongo !
L’Indien s’éloigna avec un demi-sourire que Gilles jugea un peu bizarre mais il savait que quand Pongo avait une idée derrière la tête il était inutile d’essayer de l’en faire sortir. Et puis il était vraiment éreinté.
Tandis que les hommes emportaient les cadavres de Legros, d’Olympe et du reste de la bande, il s’assit au bout du matelas où reposait Madalen pour la regarder dormir. Depuis quelques instants, après lui avoir adressé un vague sourire, elle avait fermé les yeux et semblait dormir…
Pour qu’elle pût reposer plus tranquillement, il se releva, piétina le feu qui d’ailleurs n’était plus que braise et éteignit presque toutes les torches, n’en laissant brûler qu’une seule puis il revint prendre son poste, s’emplissant les yeux du doux spectacle de ce joli visage au repos et s’efforçant de chasser loin de lui le souvenir du corps en folie qu’il avait contemplé comme du fond d’un cauchemar si peu d’instants plus tôt.
La main de la jeune fille, abandonnée paume en l’air comme un coquillage rose sur une grève, reposait auprès d’elle, si attirante qu’il ne résista pas à l’envie de la prendre doucement entre les siennes. Il ne la serra pas, se contentant de la tenir délicatement comme une chose fragile, mais, soudain, il s’aperçut que les yeux clairs de Madalen étaient grands ouverts et posés sur lui. Il se pencha légèrement.
— Reposez-vous, Madalen, murmura-t-il. Vous en avez besoin. Il faut dormir un peu. Le chemin est long pour rentrer.
Elle ne répondit pas, se contenta de sourire tandis que ses doigts, doucement, s’enlaçaient à ceux du jeune homme. Elle se redressa sur un coude, laissant couler sa chevelure couleur de lin d’un seul côté de sa tête puis lentement, elle s’agenouilla sur le matelas, abandonnant la soierie dont elle était enveloppée et qui la dévoila. De sa main libre, elle caressa la joue de Gilles dont le cœur se mit à battre sur un rythme forcené.
— Tu es beau ! Si beau, mon amour… et je t’aime tant ! Tu as dit un jour que tu m’aimais ? Est-ce que tu m’aimes toujours ?
Elle parlait comme en rêve, d’une voix assourdie, voilée. Des larmes roulaient sur ses joues, mouillant les lèvres tendres qu’elle approchait déjà des siennes. Gilles n’eut qu’à tendre la main pour toucher une peau de soie, des épaules rondes et satinées, des seins qui, cette fois, non seulement ne se refusèrent pas mais allèrent au-devant de sa caresse.
— Si je t’aime ? Tu demandes si je t’aime ? Madalen… je suis fou de toi.
— Alors aime-moi, prends-moi ! Cet homme m’a souillée, purifie-moi…
— Mais tu ne voulais pas de mon amour… il te faisait horreur.
— Plus maintenant ! Il y a trop longtemps que je lutte contre moi-même. Viens, Gilles, viens !
Elle se laissa glisser de nouveau sur le matelas, l’attirant à elle de toute la tendresse de ses deux bras noués à son cou. Il se laissa entraîner avec ivresse. Cette nouvelle Madalen, nue et ardente, c’était celle de ses rêves insensés. Elle était venue à lui comme il l’avait toujours désiré et il repoussa loin de lui l’idée désagréable que l’infernale potion d’Olympe était peut-être pour beaucoup dans le soudain déchaînement sensuel d’une vierge à peine ouverte. Elle l’appelait de toute sa chair offerte. Il s’en empara avec une joie sauvage…
Quand il s’éveilla sous la main de Pongo qui le secouait il ne trouva plus Madalen auprès de lui.