— Où est-elle ? demanda-t-il.
De la tête l’Indien lui désigna l’entrée de la grotte.
— Là, dehors ! Elle attendre. Nous prêts à partir.
Elle était là, en effet, habillée de pied en cap car elle avait pu retrouver ses vêtements dans un coin de la grotte. Les bras croisés sur la poitrine, le vent du matin jouant dans ses cheveux blonds qu’elle n’avait noués que lâchement, elle regardait les hommes achevant de tasser la terre sur les tombes fraîchement recouvertes et ne se détourna qu’à peine quand Gilles la rejoignit.
— Vous avez bien dormi ? dit-elle.
Mais quand il voulut la prendre par la taille pour poser un baiser dans son cou, elle se déroba.
— Je vous en prie. Nous ne sommes pas seuls…
— Nous serons toujours seuls, Madalen, toujours. Il n’y a plus au monde que toi et moi.
— Vous savez bien que non. Il est temps de partir à présent.
— Comme vous voudrez.
Blessé par cette étrange froideur, il s’écarta d’elle, chercha Pongo.
— Tu as préparé quelque chose pour Madalen ? un brancard, un palanquin de fortune…
— Pourquoi ? Mer être là, tout près derrière petit bois…
En effet, l’océan bleu était tout proche et Gilles comprit qu’il avait deviné juste en supposant qu’en l’amenant on avait intentionnellement allongé et compliqué le chemin. Après quelques minutes de marche à travers un bois de pamplemoussiers, de santals, de citronniers et d’eucalyptus, on déboucha sur une plage de sable noir sur laquelle reposaient trois grosses barques à voiles que les Noirs étaient déjà en train de repousser à l’eau.
Pongo conduisit Gilles et Madalen vers la plus petite et aida la jeune fille à monter à bord. Mais, avant de s’asseoir à l’abri du plat-bord, Madalen demanda :
— Où allons-nous ?
— Mais… où voulez-vous que nous allions ? À la maison, bien sûr ! Nous rentrons.
Alors les yeux bleus s’affolèrent comme devant une vision d’horreur et Madalen se mit à trembler.
— Non ! Non, je vous en prie ! s’écria-t-elle. Ne me ramenez pas là ! Je ne veux pas retourner là-haut… je ne veux pas revoir cet horrible endroit.
— Cet horrible endroit ? « Haute-Savane ? » souffla Gilles scandalisé.
— Oui. Cet abominable endroit. Ma mère est morte, Pierre va bientôt fonder une famille. Il n’a plus besoin de moi. Je ne veux pas retourner chez votre femme.
— Soyez raisonnable, Madalen. Où voulez-vous que je vous emmène, sinon chez moi… chez vous puisque vous y avez votre maison ?
— Non, ce n’est pas ma maison. Emmenez-moi ailleurs… au Cap, tenez ! Oui, au Cap ! Là, je serai mieux…
— Quoi faire alors ? demanda Pongo voyant que Gilles, soucieux, ne savait que répondre.
Le jeune homme réfléchit un instant puis haussa les épaules.
— Dis à François de ramener les hommes à la plantation, garde seulement ce qu’il faut pour le bateau et conduis-nous au Cap. Après ce qu’a subi Madalen, après avoir vu tuer sa mère sous ses yeux, il est assez normal qu’elle n’ait pas envie de remonter là-haut tout de suite.
— Toi venir aussi ?
— Oui. Je la confierai à Thisbé et à Justin qui prendront soin d’elle puis nous rentrerons ensuite à la maison.
Tout en parlant, une idée commençait à poindre dans sa tête. Après ce qui s’était passé entre eux, il n’était plus possible, en effet, que Madalen continuât de vivre sous le même toit que Judith et il s’en voulait de n’avoir pas eu la délicatesse d’y penser plus tôt. Cette adorable enfant avait trouvé d’elle-même la solution car, très certainement, elle n’avait pas plus que lui envie de renoncer à leur amour tout neuf. Il ne la ramènerait jamais à « Haute-Savane ». Il allait lui acheter, au Cap même ou aux alentours, une jolie maison qu’il meublerait avec amour et dans laquelle il pourrait venir, le plus souvent possible, s’enivrer longuement de la beauté de sa maîtresse. Cela, en attendant que Judith consente, peut-être, à une séparation qui lui permettrait d’officialiser ses amours avec Madalen…
Ce plan lui parut si séduisant que ce fut avec un éclatant sourire qu’il vint prendre place auprès de la jeune fille.
— Soyez heureuse, mon amour. Nous allons au Cap…
Le bateau bondit sur la lame, la voile se gonfla, s’emplit du vent frais du matin et piqua vers l’est tandis que les deux autres embarcations se rapprochaient de la côte et s’éloignaient d’autant de lui…
En aidant Madalen à descendre d’une voiture de louage devant la jolie maison du cours Villeverd, Gilles lui baisa la main et déclara :
— Voilà où vous allez habiter désormais, ma douce. Cette maison est la vôtre autant qu’il vous plaira. Vous pourrez y oublier les jours sombres et nul ne viendra vous y importuner… pas même moi si vous l’exigez, ajouta-t-il d’un ton tendre qui attendait visiblement une protestation mais qui lui attira un coup d’œil glacé de Pongo.
Madalen, pour sa part, le regarda avec surprise.
— Habiter ici seule, moi ? Oh ! non, Gilles, je ne veux pas… je ne pourrai jamais.
Il l’entraîna sous la véranda chargée de fleurs là où, seule, la fenêtre d’un petit salon ouvrait et où l’on ne pouvait les voir. Il la prit dans ses bras, l’embrassa avec passion.
— Tu habiteras où tu veux, mon aimée… Si tu ne veux pas de cette maison, tu en auras une autre.
Elle se laissa embrasser et même il la sentit trembler dans ses bras tandis qu’avec une étrange timidité ses lèvres s’entrouvraient enfin à son baiser. C’était comme si elle était vaincue après une longue lutte.
— Comprenez-moi, gémit-elle en se dégageant enfin. Je ne veux pas rester ici mais, en disant cela, je ne parle pas de cette maison. Je parle de ce pays tout entier. Je ne l’aime pas. Je ne l’ai jamais aimé. Je voudrais rentrer chez moi, en Bretagne.
— En Bretagne ?
Interdit, Gilles lâcha la taille de la jeune fille, s’écarta.
— Tu veux me quitter déjà ? T’en aller si loin ?… Je croyais que tu m’aimais.
— Mais je vous aime. Oh ! oui, je vous aime mais je mourrais si je restais ici. Je vous en supplie, faites-moi repartir pour la France. Je ne pourrais jamais être heureuse ici… Je vous ai entendu dire l’autre jour que le Gerfaut a quitté le carénage et qu’il est prêt à repartir. Confiez-moi au capitaine Malavoine et…
Brusquement, il la reprit dans ses bras, l’enleva de terre et l’emporta en courant à travers la maison, grimpa l’escalier deux marches à la fois, poussa du pied la porte de sa chambre et déposa finalement son doux fardeau sur le lit.
— Non, mon amour, tu ne partiras pas sans moi. Je ne te confierai à personne qu’à moi-même. Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! Tu as raison : partons tous les deux sur le Gerfaut. En quittant « Haute-Savane », j’étais persuadé que j’allais mourir avec toi et j’avais donné toutes mes instructions à Finnegan. Après tout, la plantation peut tourner sans moi puisqu’elle l’aurait fait si j’étais mort. Nous allons rentrer en France ensemble… Des jours et des jours seuls, tous les deux, entre la mer et le ciel. Oh ! je vais t’aimer, tu sais, je vais t’aimer comme personne ne t’aimera jamais ! Je me séparerai de ma femme, je t’épouserai… tu seras à moi, toute à moi, pour toujours…
Tout en parlant, il la couvrait de baisers et dégrafait sa robe, dénouait ses jupons, arrachait sa chemise pour se gorger de cette douce chair qui, déjà, ne se défendait plus et sombrait dans la même folie que lui, roulée par la même et brûlante vague de désir…
Tard dans la nuit, il quitta doucement le lit dévasté, enfila une robe de chambre et, après un regard tendre à la forme blonde qu’abritaient les rideaux du baldaquin et que la veilleuse teintait de rose, il descendit dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de travail quand il venait au Cap, s’assit devant son bureau, prit une feuille de papier, une plume neuve, réfléchit un instant et se mit à écrire.