« Adieu, Judith, je pars… Dieu a permis que je puisse sauver Madalen d’un sort abominable et j’ai découvert, en face de la mort, que je ne pourrais plus vivre sans elle. Je l’emmène en France où je demeurerai à ses côtés tant qu’elle voudra de moi. Pardonnez-moi le mal, léger, je crois, que je vous fais. “Haute-Savane”, que je vous donne et que vous aimez bien plus que vous ne m’avez jamais aimé, vous consolera. Vous en serez désormais la maîtresse, libre de tout danger et de toute crainte et j’espère que vous y serez heureuse, plus heureuse que vous ne l’avez jamais été et que vous n’auriez jamais pu l’être auprès de celui qui, malgré tout, pensera souvent à vous et aux heures divines qu’il vous doit. Que Dieu vous garde ! – Gilles de Tournemine. »
Sa lettre achevée, Gilles la relut soigneusement, corrigea une légère faute, la sabla, la plia et la cacheta au moyen du chaton de sa bague puis, remontant s’habiller rapidement, il se mit finalement à la recherche de Pongo qui, fidèle à une habitude qu’il avait prise récemment à « Haute-Savane », dormait sous la véranda sur une banquette de rotin.
— Quand le jour sera levé, dit-il, tu rentreras à la maison et tu donneras cette lettre à Judith.
Comme presque tous les Indiens, Pongo possédait la faculté de passer sans transition du sommeil à une conscience très claire. Il fronça les sourcils, regardant le rectangle blanc taché de rouge avec méfiance.
— Quoi dire dans lettre ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux. Pourquoi si pressé ? Où toi aller à cette heure ?
— Au port. Je vais dire au capitaine Malavoine que nous embarquerons tout à l’heure pour la France, Madalen et moi.
— Quoi ? Pongo mal compris ?…
— Non. Tu as très bien compris. Je pars, Pongo, je l’emmène ! Elle ne veut plus vivre ici et moi je ne veux plus vivre sans elle. Elle est pour moi…
Il s’arrêta devant l’expression de colère et de mépris qui bouleversa soudain le visage tanné de l’Indien. Il eut l’impression que Pongo le voyait pour la première fois et que ce qu’il voyait ne lui plaisait pas du tout.
— Elle est femelle dont toi avoir envie ! gronda-t-il. Il y a longtemps Pongo savoir ça. C’est raison pour laquelle lui te laisser seul avec fille dans grotte. Pongo espérer toi guéri de folie une fois désir assouvi.
— Ce n’est pas ça, Pongo. Je l’aime !
— Non ! Toi pas aimer ! Toi vouloir baiser encore et encore mais toi pas aimer parce que… toi aimer « Fleur de Feu »… ta femme… seule femme digne de toi ! Seule digne compagne de guerrier ! Cette fille pâle comme lune et froide comme elle, pas capable aimer vraiment… Elle regretter bientôt t’avoir donné amour.
De ses deux mains posées sur les épaules de son compagnon d’aventures, Gilles essaya de l’apaiser.
— Tu ne peux pas comprendre, Pongo. Le cœur de l’homme…
— Cœur de l’homme partout pareil ! Envies de l’homme partout pareilles aussi ! Toi fou pour abandonner maison, serviteurs, noirs et blancs, ami Finnegan, femme belle comme déesse… et Pongo par-dessus marché ! Tout ça pour fille en fromage blanc !
— Je ne t’abandonne pas, Pongo. Dès que je serai en France, je te dirai où tu pourras me rejoindre.
— Non, jamais ! Si toi partir, toi plus jamais revoir Pongo !
Et, arrachant la lettre des mains de Gilles, Pongo sauta en voltige par-dessus la balustrade de la véranda puis se dirigea à grands pas vers l’écurie. Mais, au seuil, il se retourna, cria dans la nuit d’une curieuse voix enrouée :
— Toi vouloir vraiment Pongo porter lettre ?
— Oui… Il le faut !
— Alors, adieu ! Pongo préférer servir grande dame que mari méprisable !
Le galop de son cheval quand il résonna sur la terre durcie du cours Villeverd résonna aussi, lourdement, dans le cœur de Gilles plus meurtri qu’il ne voulait l’avouer. Pongo, depuis tant d’années, avait pris en lui une place si grande qu’en s’en séparant, il sentait un déchirement cruel, prélude d’un vide que seul l’amour de Madalen lui permettrait de supporter. Il ferma les yeux un instant, essayant de toutes ses forces d’évoquer le visage de celle qu’il aimait pour tenter d’oublier celui, à la fois furieux et douloureux, de son vieil ami. Fallait-il qu’il l’aime pour sacrifier ainsi tant de choses : sa terre bien-aimée, sa belle demeure, son fidèle compagnon… une femme telle que Judith et jusqu’à son cheval, son beau Merlin qu’il n’avait pas voulu hasarder dans l’aventure de la Tortue et qui l’attendrait vainement dans son écurie sous les palmes… Mais aussi elle allait lui donner tant d’amour…
Se secouant, comme un bœuf qui cherche à se débarrasser des mouches, pour chasser toutes ces pensées déprimantes qui renaissaient sans cesse, s’efforçant de l’empêcher de vivre cet amour tant désiré, il gagna à son tour l’écurie, sella un cheval et se rendit au port où il donna ses instructions à un Malavoine tellement pétrifié qu’il ne trouva rigoureusement rien à répondre sinon :
— Eh ben !… Eh ben !…
— Vous mettez à la voile à quelle heure ? demanda Gilles.
— Eh ben… à dix heures, avec la marée mais…
— Parfait ! Nous y serons ! Faites préparer ma cabine et une autre… pour une dame. À tout à l’heure.
Et, toujours courant, Gilles repartit vers Madalen et ce qu’il croyait bien être son bonheur. Le soleil se levait sur le Cap déchaînant déjà sur le port l’agitation colorée et brouillonne qui allait y régner jusqu’à la nuit close.
Il espérait trouver la jeune femme à peine éveillée, sortant tout juste du lit, s’étirant paresseusement et mirant dans une glace le large cerne bleu de ses beaux yeux. Il la trouva debout au milieu du grand salon, sévèrement coiffée, strictement vêtue d’une robe et d’une cape que lui avait procurées Thisbé. Un petit sac était posé à terre, près d’elle. Elle avait l’air d’une domestique qui attend son congé.
Il la regarda sans comprendre.
— Mais… que fais-tu là ? Pourquoi es-tu ainsi habillée ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Que je m’en vais.
— Que tu… allons, mon cœur, c’est une plaisanterie ? Nous allons partir tous les deux, bien sûr. Je viens du port où le capitaine Malavoine nous attend…
— Non. J’ai dit que je m’en allais et c’est exactement ce que je voulais dire : je pars… et je pars seule.
Il voulut s’approcher d’elle mais elle le repoussa avec une sorte d’horreur qui le frappa.
— Ne m’approchez pas !
— Voyons, Madalen ! Explique-moi. Pourquoi me repousses-tu ? Nous étions d’accord, il me semble ? Nous nous aimons et…
— Non. Nous n’étions pas d’accord. J’étais folle, je crois. Cette femme… cette Olympe m’avait fait boire une potion diabolique qui avait fait de moi une autre… une autre qui me fait horreur !
— Horreur ? Parce que tu m’as aimé et permis de t’aimer ? Es-tu devenue folle ?
— Oui, je l’ai été ! Mais grâce à Dieu je ne le suis plus. Avais-je assez lutté contre moi-même pourtant, l’avais-je assez supplié, le Dieu de Justice, de m’arracher du cœur cet amour maudit, cet amour qui me faisait délirer, la nuit, auprès de la chambre où dormait ma pauvre mère ! Cette fille du Diable a fait, pour un temps, resurgir cela des profondeurs de mon être mais je suis dégrisée à présent et je me juge… et je me fais horreur !