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— Si sa côte cassée ne la fait plus souffrir, commença Gilles pensant que c’était à cela que le médecin faisait allusion mais Finnegan le regarda avec une fureur concentrée.

— Quel damné imbécile tu fais ! Il s’agit bien de ça ! Elle est enceinte !

Gilles reçut le mot en pleine figure, comme une gifle.

— Enceinte ? articula-t-il.

— Oui… enceinte ! Elle attend un bébé, si tu préfères d’autres mots, et si tu me demandes de qui, je t’aplatis la figure ! Elle ne voulait pas que tu le saches parce qu’elle espérait toujours que tu lui reviendrais sans cela. Maintenant courons ! Un cheval, Cupidon, un cheval ! Il faut la rejoindre.

— Que crains-tu ? demanda Gilles qui pâlissait. Une nouvelle chute ?

— Non. Le désespoir !

Il se mit à courir vers les écuries mais déjà Gilles partait comme un boulet de canon, talonnant furieusement son cheval qui l’emportait à un train d’enfer. La peur, une peur horrible lui tordait à présent les entrailles après la bouffée de bonheur que lui avait donnée la nouvelle de l’enfant à venir. Ce n’était pas possible ? Judith n’allait pas faire ça ? Elle ne pouvait pas l’aimer au point de vouloir se détruire et détruire avec elle l’enfant de Gilles ?

Quelque chose de salé lui mouilla les lèvres et il comprit que c’étaient des larmes. Des branches lui griffèrent le visage tandis qu’il se précipitait à tombeau ouvert, coupant à travers bois et ravins pour gagner du temps, arriver plus vite… Plus vite, plus vite ! Encore plus vite !

Des bribes de prières désordonnées, presque oubliées, lui remontaient aux lèvres tandis qu’il courait, chasseur forcené lancé à la traque de la mort. La terre des sentiers, l’herbe des talus volaient sous les sabots de son cheval.

Ce fut en atteignant la longue descente sinueuse qui menait à la petite crique entourée de cocotiers qu’il aperçut Judith. Vêtue d’une ample robe blanche, elle se tenait debout au bord de la mer tournant le dos à l’île, face à l’immensité bleue sur laquelle sa blanche silhouette se détachait, pareille à quelque nuage que sa chevelure empourprait comme un soleil couchant.

De toute sa voix, se dressant sur ses étriers, Gilles l’appela :

— Judith ! Judith !

Mais il était trop loin encore et la brise était contraire. Elle ne l’entendit pas. Il la vit laisser glisser de ses épaules la légère robe et s’avancer lentement dans la mer. Un pas puis un autre pas… Les vaguelettes léchèrent ses chevilles fines, ses genoux, puis ses cuisses… Envahi d’un terrible pressentiment, Gilles précipita sa course sans quitter des yeux la mince silhouette dorée qui avançait, toujours en diminuant. Puis il ne la vit plus. Elle venait de plonger.

Quand il déboucha en trombe sur la plage dans une tempête de sable, elle était déjà loin. Ses bras minces plumaient la surface de l’eau et, derrière elle, sa chevelure s’étalait sur la mer qu’elle teintait de roux, comme une moirure. Elle piquait droit vers le large… Bientôt elle serait au-delà de tout retour possible.

Alors, arrachant son habit, tirant ses bottes, Gilles se jeta à l’eau et se mit à nager furieusement. Et le sablier du temps d’un seul coup se retourna…

La mer bleue, l’île du bout du monde s’effacèrent pour le jeune homme. Il avait quinze ans, il n’était qu’un petit paysan bâtard qui pêchait sur les bords du Blavet, regardant descendre les bateaux pour la pêche du soir. Il y avait une barque, derrière laquelle brillait, étalée sur l’eau, une chevelure d’or rouge…

Il n’était pas possible que tout cela disparût, anéanti par sa propre sottise, son propre aveuglement ? Rien ne s’était passé, ni guerre, ni fortune, ni grandes aventures ! Il n’était pas le chevalier de Tournemine et Judith, la Judith de ses quinze ans, était toujours la petite sirène de l’estuaire qui avait si joyeusement mordu au plus chaud de son cœur…

Pour voir où elle en était, il se dressa sur l’eau, à la manière d’un marsouin, l’aperçut à une trentaine de brasses. Elle nageait toujours. Alors il l’appela, de toutes ses forces, de tout son désespoir.

— Judith ! Judith ! Je t’en prie, Arrête-toi ! Attends-moi !…

Un faible cri lui répondit tandis qu’à nouveau il fonçait vers elle. Mais quand il regarda de nouveau il n’y avait plus rien…

Nageant à s’en faire éclater le cœur, il força sa vitesse, les yeux dans la profondeur transparente de l’eau, priant éperdument le Seigneur de lui permettre d’arriver à temps. Et soudain il la vit devant lui, descendant doucement, comme une longue herbe marine vers les profondeurs bleues : elle coulait…

Avec un grondement de joie qui lui fit avaler de l’eau, il la saisit, l’élevant au-dessus de l’eau dans ses bras fatigués vers l’air pur, vers la vie. Mais elle ne bougeait plus… et la plage, soudain, lui apparut si loin, si loin… Jamais, avec le poids du corps de Judith, il ne pourrait y revenir.

Bien sûr, il allait essayer mais Dieu seul jugerait s’il méritait encore qu’on lui accordât le surcroît de forces qui lui permettrait d’y arriver.

Tenant la jeune femme d’un bras, il commença à nager sur le dos pour lui garder la tête hors de l’eau, lui parlant doucement comme si elle pouvait l’entendre, parlant aussi à cet enfant qu’il savait là, si près de lui, à l’abri sous la douce peau de sa mère, cet enfant qui ne demandait qu’à vivre, les adjurant de l’aider à les ramener jusque la plage.

Comme il les aimait, tous les deux, à cette minute où la mort allait peut-être les lui reprendre avec sa propre vie !

La voix de Finnegan lui parvint comme du fond d’une épaisseur de coton :

— Tiens bon ! J’arrive !

Il se retourna, aperçut, dans un étincellement de soleil, la proue d’une barque qui fonçait sur lui et comprit que Dieu l’avait entendu, qu’il avait encore droit à la vie et que la superbe « Haute-Savane » allait enfin devenir un vrai foyer, ce paradis impossible d’un petit paysan aux yeux tristes qui avait un soir, dans le soleil couchant, pêché son rêve sur les bords du Blavet…

1. Dieu vous bénisse en cette maison…