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— Mais enfin, où cours-tu ainsi ? s’écria Tim en le rattrapant sous le péristyle. Tu ne prétends pas retourner à pied à ton bateau ?

— Je ne refuse pas que l’on me prête un cheval ou que l’on m’y ramène en voiture.

— Ce qui vient de se passer est stupide. Pourquoi t’es-tu fâché ? Ne pouvais-tu être un peu plus patient ?

— Et me laisser ridiculiser par ce John Adams ? Qu’il aille donc rechercher ses bons amis anglais puisqu’il les aime tant ! Et je me demande vraiment ce que nous sommes tous venus faire ici… et pour quoi, pour qui mon père est mort à Yorktown !

— Ne sois pas amer. Adams n’aime pas la France, c’est entendu, mais il ne représente que lui-même. Nous sommes nombreux ici à vous garder amitié et reconnaissance. Le général Washington le premier. En outre, il t’aime beaucoup et tu viens de te conduire à sa table…

— … comme tu te serais conduit à la table du roi de France s’il t’avait fait ce que l’on vient de me faire. Non, Tim, je ne peux admettre ni les provocations d’Adams – et c’est uniquement par respect envers Mrs. Washington que nous ne sommes pas en train de nous battre à l’heure qu’il est – ni l’espèce de tromperie dont j’ai été victime et tu le sais mieux que personne puisque c’est toi qui as apporté les fameux papiers à Jefferson. Moi, je n’ai jamais rien demandé mais, du moment que l’on jugeait bon de m’offrir quelque chose, je n’admets pas qu’on me le reprenne avec cette désinvolture. Un acte officiel est un acte officiel.

— Je sais tout cela. Le malheur est que nous n’avons pas encore de véritable État américain. C’est la raison pour laquelle il faut, à tout prix, que Washington qui a toujours été le guide et le maître à penser devienne officiellement le président. C’est à cela que moi… et d’autres travaillons depuis la fin de la guerre et nous espérons bien…

La main de Gilles se posa, affectueuse mais ferme, sur l’épaule du coureur des bois.

— Ceci ne me concerne plus, Tim. Tu es toujours mon frère et tu le resteras toujours, mais je viens de rompre avec tous mes espoirs d’intégrer jamais mon nom et ma famille à la nation américaine. La page est tournée. Lorsque j’aurai accompli ici la tâche qui me reste je partirai sans me retourner.

— Pour la Louisiane ?

— Pour la Louisiane ou pour ailleurs. J’ai lancé la première idée qui m’est passée par la tête au plus fort de ma colère et de ma déception mais, après tout, cette idée-là en vaut une autre…

Tim hocha la tête et, tirant de sa poche un immense mouchoir à carreaux, y engloutit son nez et se moucha vigoureusement à plusieurs reprises, ce qui était sa manière à lui de cacher ses émotions.

— Je crois, moi, que tu as tort. Pourquoi ne t’associerais-tu pas avec moi ? Le commerce des fourrures est le plus fructueux que je connaisse et personne ne t’empêche d’acheter des terres autour de New York. La ville enfle à une allure folle et bientôt le bout de marais le plus insalubre vaudra une fortune. Pourquoi tenir à ce point à la Virginie ? Tu peux devenir un gentleman du Nord et l’un des hommes les plus riches de tout le pays. La spéculation vaut largement le tabac, crois-moi.

— Tu as sans doute raison mais je ne suis pas fait pour elle. Comme beaucoup de Bretons, je suis un homme de la terre, Tim. C’est d’elle que je veux vivre et puisque je ne peux m’installer dans celle où repose mon père, je préfère m’en aller.

Il y eut un silence que brisa le roulement de la voiture qui venait chercher Tournemine.

— Que vas-tu faire, à présent ?

— Chercher le camp de Cornplanter et lui reprendre mon fils ! Ensuite seulement je repartirai.

Tim se hissa aux côtés de son ami et, claquant des doigts, fit signe au cocher noir de se mettre en route.

— Alors, je vais avec toi…

— Quoi ? Comme cela ? Tu n’as pas fait tes adieux que je sache ?

Tim haussa les épaules avec désinvolture.

— Aucune importance. On a l’habitude, ici, de me voir arriver et repartir sans tambour ni trompette. Et si tu tiens vraiment à visiter le camp de Cornplanter avec quelque chance d’en sortir vivant ou de n’être pas échangé contre un tonnelet d’eau-de-vie, tu as besoin de moi. D’abord parce que je sais où le Planteur de Maïs a établi ses feux de cuisine et que toi tu l’ignores.

— Échangé contre un tonnelet d’eau-de-vie ? Mais échangé avec qui ?

— Avec qui ? Mais avec les Anglais, mon fils. On les a peut-être jetés à la mer à New York mais ils sont encore solidement implantés dans le Nord-Ouest. Je t’expliquerai…

— Dans le Nord-Ouest ? murmura Tournemine, accablé. Là où, si j’ai bien compris, Mr. Adams me proposait une concession ?

— Tout juste ! fit Tim avec un grand sourire. Ce que c’est que les réputations, tout de même ! Le cher homme pensait que le Gerfaut devait être capable de gagner sa petite guerre personnelle à lui tout seul. Tu as encore beaucoup à apprendre sur nous autres Américains.

1. Le Potomac marque la limite du Maryland et de la Virginie.

2. Environ 5 000 hectares.

3. Cf. Le Gerfaut, tome II, Un collier pour le diable.

CHAPITRE III

LA LOI DU « PLANTEUR DE MAÏS »

Les deux hommes suivaient d’un pas rapide l’étroit sentier qui serpentait entre les arbres où, lorsqu’ils traversaient un endroit éclairé par la lune, leurs ombres s’allongeaient et s’étiraient comme des fantômes. Chaussés de mocassins, leurs pas ne faisaient aucun bruit. L’air était calme et froid avec le léger frémissement qui annonce l’aurore. Enfin, portée par un léger souffle de vent, l’odeur du feu de bois parvint jusqu’à eux.

— Nous ne sommes plus loin, souffla Tim. Reposons-nous un instant. Cette fin de nuit est diablement fraîche. Un bon coup de rhum serait le bienvenu.

Entassant au bord du chemin leurs havresacs et leurs couvertures, ils s’y adossèrent pour se protéger du vent frais et la gourde que Tim portait à sa ceinture passa de l’un à l’autre.

Depuis qu’ils avaient quitté Mount Vernon, ils n’avaient pas cessé de voyager. Le capitaine Malavoine les avait d’abord ramenés à New York où Gilles avait préféré ne pas s’arrêter, puis le Gerfaut avait remonté l’Hudson jusqu’à Albany, un gros bourg de 4 000 habitants où il avait jeté l’ancre pour une attente de longueur indéterminée car il lui était impossible de s’enfoncer plus loin dans les terres. Alors, reprenant l’équipement du coureur de prairies, Gilles et Tim avaient quitté le bord en direction du Nord-Ouest.