Il y avait à présent sept jours qu’ils avaient laissé Albany derrière eux. En bateau ou à cheval, ils avaient remonté le cours du Mohawk jusqu’au Fort Stanwix, là où le fleuve changeait de direction. Puis ils avaient traversé le lac Oneida avant de s’aventurer, en canoë cette fois, sur l’Oswego qui courait vers le lac Ontario. D’après les renseignements de Tim Thocker, c’était sur l’une des rives du fleuve que Cornplanter avait, depuis deux ou trois saisons, choisi de cultiver le maïs qui constituait la base de la nourriture de son peuple.
Ainsi que l’avait expliqué Tim, il n’était pas sans danger de s’aventurer au-delà de ce qui constituait alors l’État de New York car les Anglais étaient encore bel et bien implantés en Amérique. Sous la pression des chasseurs de fourrures canadiens et des tribus indiennes qui avaient été leurs alliés après avoir été ceux des Français tant qu’ils avaient tenu le Canada, le gouvernement britannique était cyniquement revenu sur les engagements contresignés dans le traité de paix de 1783 et avait, s’appuyant sur ses solides implantations au Canada, refusé d’évacuer non seulement les forts établis le long du Saint-Laurent et des Grands Lacs mais encore ceux d’Oswegatchie, de Pointe-au-Fer et d’Oswego qui traçaient un arc de cercle menaçant autour d’Albany. Que les treize États qui avaient conquis leur liberté ne réussissent pas à s’entendre et à se fédérer en un gouvernement solide et tôt ou tard l’Anglais viendrait reprendre ce qu’il considérait comme ses droits…
La veille au soir, les deux amis avaient arrêté leur canoë à environ un mile et demi du village iroquois. Cachant leur embarcation dans une sorte de petite crique où la végétation particulièrement dense permettait de la dissimuler, ils avaient campé à la manière habituelle des coureurs des bois : sur de longues bandes d’écorce de bouleau attachées à une perche étendue sur deux fourches et glissant doucement jusqu’au sol. Puis, quand la nuit leur était apparue suffisamment avancée, ils s’étaient mis en marche par le sentier forestier qui longeait le fleuve. Mieux valait, en effet, observer ce qui se passait chez Cornplanter avant d’y faire irruption.
— Le plus simple, avait préconisé Tim, serait encore d’essayer de voler l’enfant puis de s’enfuir à toutes jambes. N’oublie pas qu’il est le fils de Sitapanoki et que la tribu le considère comme un être quasi divin à cause de ses cheveux couleur de soleil.
— Je n’aime pas beaucoup ton idée. Cet enfant est mon fils et l’honneur commande que je le réclame les armes à la main. Je suis prêt à jouer ma vie contre celle de Cornplanter…
— J’ai bien peur que, chez les Iroquois, la chevalerie à la mode bretonne ne soit pas très appréciée. Cornplanter nous trucidera l’un et l’autre et offrira nos deux scalps au Grand Esprit. On sera peut-être obligés de se battre quand même mais, si nous le pouvons, essayons de limiter les dégâts.
Tournemine avait fini par se rendre aux saines raisons de son ami mais, à présent qu’il approchait du campement où vivait l’enfant, il ne pouvait se défendre d’une bizarre émotion qui accélérait les battements de son cœur.
Ils restèrent assis un assez long moment, écoutant les bruits alentour, attendant l’aube. La lune n’éclairait plus que faiblement les cimes des arbres. Puis la lueur blafarde qui décomposait les ombres disparut tandis que tout devenait plus noir. Quelque part devant eux, les deux hommes entendirent le cri enroué d’un coq puis, dans la même direction, un chien se mit à aboyer.
Dans sa tunique de daim, Gilles frissonna. Il avait froid et se frotta les mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Il se rendit compte alors que le jour se levait…
Pareil à de lentes volutes de fumée, un mince brouillard montait du fleuve avec la lumière faible et grise où se dissolvait la nuit. Gilles vit alors que leur chemin forestier débouchait dans une prairie dont ne les séparait plus qu’un mince rideau d’arbres. C’était dans cette prairie que s’élevait le village iroquois, un village qui n’évoquait plus guère les campements traditionnels des nomades.
Quelques huttes de branchages et de peaux d’élan se montraient encore ici et là, mais la plupart des cases étaient construites de rondins, comme les habitations des Blancs. Elles s’éparpillaient le long de la berge de l’Oswego de part et d’autre d’une construction plus ambitieuse qui ressemblait à la fois à un fortin et à une église à cause de l’espèce de clocher à claire-voie qui la surmontait et au milieu duquel était suspendue une cloche.
— La demeure de Cornplanter, commenta Tim. L’enfant doit être là-dedans.
— Je ne vois pas comment on pourrait l’en sortir par surprise, fit Gilles mi-figue mi-raisin. En tout cas, une chose m’étonne : je ne vois aucun guetteur. Cornplanter est-il si sûr de lui qu’il néglige la sécurité de son domaine ?
— Qui pourrait-il craindre ? Le Fort Oswego que tiennent les Habits Rouges, ses amis, n’est qu’à deux miles d’ici. En outre, les Six Nations iroquoises sont en paix et d’accord les unes avec les autres. L’année dernière les grands chefs, Sagoyewatha, Cornplanter et surtout le grand Mohawk Thayendanega, que l’on appelle aussi Joseph Brandt, qui vit au Canada et que tous considèrent comme le guide spirituel des nations, se sont réunis à l’embouchure de la Detroit River pour fumer le calumet et affirmer leur union et leur indépendance vis-à-vis du nouvel État américain, dont ils ne veulent pas. Si les Anglais savent s’y prendre les États-Unis resteront longtemps encore réduits à leur chiffre actuel, conclut Tim avec tristesse.
— Sagoyewatha et Cornplanter ? murmura Gilles en appuyant intentionnellement sur le et. Le chef du clan des Loups a-t-il donc oublié que le Planteur de Maïs lui avait pris son épouse ?
— Le chef du clan des Loups est un sage qui ne mettrait jamais en balance la sécurité de son peuple avec ses sentiments personnels. Refuser l’alliance des Six Nations c’était reprendre les guerres intestines. En outre, Sagoyewatha n’a jamais rendu Cornplanter responsable du départ de Sitapanoki. Il l’aimait et, parce qu’il l’aimait, il lui a toujours laissé une grande liberté. Peut-être aussi parce qu’il respectait en elle le sang du dernier Sagamore des Algonquins. Dès l’instant où elle a choisi un autre homme, Sagoyewatha estimait qu’elle était dans son droit. Et puis, à présent qu’elle est morte, une querelle n’aurait plus aucune signification…
— C’est, en effet, un grand sage, murmura Gilles évoquant la haute et calme figure du chef seneca, son regard serein et sa parole empreinte d’une si grande noblesse. Les hommes de l’Ancien Monde auraient beaucoup à apprendre de cet homme en qui, pourtant, la plupart ne verraient qu’un sauvage…
Un froissement de branches dans les environs le fit taire, mais ce n’était qu’un jeune daim qui s’en revenait du fleuve où il était allé se désaltérer.
— Le soleil va bientôt se lever, chuchota Tim.
La brume, en effet, devint rose et il fit bientôt assez clair pour distinguer devant les cases une rangée de perches au bout desquelles pendaient un grand nombre de scalps. Une sorte d’aire en terre battue s’étendait entre les principaux groupes de maisons et celle qui devait abriter le chef. Au milieu se dressaient un tronc d’arbre évidé qui servait de tambour et un poteau peint de couleurs violentes. Un poteau où une forme humaine, affaissée dans ses liens, était attachée.
Gilles et Tim se regardèrent, inquiets. La présence d’un prisonnier au poteau de tortures n’arrangeait pas leurs affaires. D’expérience personnelle, tous deux savaient parfaitement ce que cela signifiait : quand le soleil bondirait de l’Orient, le captif serait mis à mort plus ou moins lentement.
— Et par-dessus le marché, c’est un Blanc… marmotta Tim résumant les pensées de son ami en même temps que les siennes. Si nous nous mêlons de cette affaire, nous pouvons dire adieu à nos projets de… récupération discrète de l’enfant. Seulement…