— Et je parle ta langue… mais tu as eu tort. Quelle autre raison aurais-je pu avoir de m’approcher de tes feux de campement, sinon celle de reprendre mon fils ?
Un mince sourire, vite effacé, étira un instant les lèvres pleines du chef iroquois, mais Gilles ne se trompa pas sur sa signification. Les loups, s’il leur arrivait de sourire, devaient avoir celui-là.
— C’est bien ce que j’avais cru deviner. Mais nous en parlerons plus tard. Pour l’instant, je voudrais apprendre de toi certaines choses. D’abord, qui es-tu ? Tu n’es pas de ce pays. Pourtant il me semble t’avoir déjà vu…
— Tu m’as vu, en effet, quand tu es venu au camp de Sagoyewatha pour l’entraîner avec toi dans ton raid contre les colons de la vallée de Scoharie que tu as exterminés jusqu’au dernier, sans son aide, peu après…
Cornplanter cracha par terre avec un maximum de mépris.
— Sagoyewatha est un lâche en dépit de l’habit rouge dont il aime à se parer. Sa sagesse tant vantée sert surtout à cacher sa peur des combats et ses guerriers vivent dans l’inaction.
— Les tiens ne plantent-ils pas le maïs si j’en crois ton nom ?
— Les femmes plantent le maïs, corrigea Cornplanter avec hauteur, et si nos récoltes sont belles c’est que nos femmes sont habiles. Mais les armes de mes guerriers ne restent jamais longtemps veuves de sang. À présent, je me souviens de toi. Tu es ce prisonnier qui s’est enfui du camp de Sagoyewatha en enlevant Sitapanoki…
— Je suis cet homme-là, mais la version des faits n’est pas la bonne et tu le sais bien : je me suis contenté de reprendre Sitapanoki, droguée et rendue impuissante par les soins du traître sorcier Face d’ours, ton allié. Je l’ai reprise en faisant chavirer le canoë dans lequel tes braves l’emportaient pour te la livrer.
Une soudaine fureur gonfla le masque impérieux du chef iroquois et Tournemine eut soudain l’impression de se trouver en face d’un serpent prêt à frapper. Sa voix, soudain sifflante, accentua encore la ressemblance quand il jeta :
— C’est alors que tu l’as violée, n’est-ce pas ?
Le haussement d’épaules dédaigneux fut à la mesure de la colère de l’autre.
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Sitapanoki n’était pas de celles que l’on viole. Elle était de celles qui se tuent si elles doivent subir une loi qu’elles n’ont pas choisie. Et elle était bien vivante, n’est-il pas vrai, lorsqu’elle est venue à toi ? Volontairement, d’ailleurs, comme elle était auparavant venue à moi. Je l’ai aimée… passionnément, et elle m’a aimé elle aussi…
— Pourquoi, en ce cas, coupa l’autre, a-t-elle choisi de me rejoindre alors que le grand chef blanc avait ordonné qu’elle fût ramenée à Sagoyewatha ?
Le ton ironique n’enlevait rien à la hargne toujours latente dans la voix du chef.
— Que t’a-t-elle dit quand elle t’a rejoint ? demanda le chevalier.
— Qu’elle était captive du grand chef blanc, que l’on voulait la ramener à son époux mais qu’elle choisissait, librement, de venir à moi parce qu’elle ne pouvait plus appartenir qu’au plus grand des guerriers des Six Nations. Il y a peu de place, dans tout cela, pour ce grand amour dont tu me parles…
Gilles ne répondit pas tout de suite. Il devinait que l’amour-propre du mâle était en jeu et qu’à cette minute il risquait peut-être de perdre l’enfant comme il avait jadis perdu la mère. Comment, sans l’offenser, faire admettre à Cornplanter que, si la belle Indienne avait choisi, alors, de se livrer à lui au lieu de retourner auprès de Sagoyewatha, son époux, c’était pour éviter de faire couler le sang ? Elle s’était sacrifiée, puisqu’il ne lui était pas possible de vivre avec Gilles l’existence dont elle rêvait, sachant bien que Sagoyewatha, dans sa noblesse, s’inclinerait devant son choix quel qu’il fût sans faire parler les armes. Alors qu’il en eût été tout autrement si elle ne s’était pas rendue au désir de Cornplanter. Celui qui n’avait pas craint, à cette époque, d’oser une tentative d’enlèvement presque sous les yeux de son époux n’aurait pas hésité une seconde à déclencher une guerre tribale pour s’emparer d’elle.
Par-dessus les flammes du foyer, il vit luire, entre les paupières mi-closes, les yeux de son ennemi. Cornplanter ressemblait à présent à un chat sauvage, l’emblème même de son clan, guettant la proie sur laquelle il va fondre. Il eut alors un haussement d’épaules désabusé.
— Je t’ai dit qu’elle m’avait aimé, soupira-t-il, mais peut-être m’aimait-elle moins. Elle était fille de chef, femme de chef… et je n’étais, moi, qu’un soldat tenu à l’obéissance.
Le rire de gorge de Cornplanter sonna comme les trompettes du triomphe. La vanité satisfaite était en train de balayer la méfiance.
— Elle était la plus belle, il lui fallait le plus grand ! proclama-t-il vaniteusement. Comment pouvais-tu espérer la retenir, toi, un homme de rien ?
— Je ne suis pas un homme de rien, coupa sèchement Gilles. Dans mon pays, mon clan est l’un des plus nobles et, depuis la nuit des temps, nombreux sont les grands guerriers qu’il a produits.
— J’en suis heureux pour toi car il eût été singulièrement téméraire de venir proclamer ici que « mon » fils portait en lui un sang misérable. Quel est ton nom ? J’entends te donner la satisfaction de le faire résonner ici avant que je n’efface définitivement son porteur de la surface de la terre.
Le cœur de Gilles manqua un battement à cette paisible déclaration qui ressemblait si fort à une sentence de mort mais il ne sourcilla même pas. Et ce fut avec un aimable sourire qu’il demanda :
— As-tu oublié que je ne suis pas venu seul ?
— Je n’oublie jamais rien, mais tes amis n’auront aucune raison d’intervenir. Ils ont dû, de leur poste d’observation, constater que tu entrais en paix et librement dans cette demeure, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Et ils sont, je suppose, décidés à attendre paisiblement que nos palabres s’achèvent. Chez nous, les Iroquois, la parole est lente et la décision plus lente encore. Cela laissera à mes Chats sauvages tout le temps de repérer tes amis… et de les éliminer l’un après l’autre. Mais toi tu seras mort depuis longtemps.
Lentement, Gilles se releva, déployant sa longue silhouette, ce qui lui permit de dominer Cornplanter. Il n’avait pas cessé de sourire.
— Crois-tu que je me laisserai tuer en silence ? Ma voix est aussi puissante que mes muscles…
— Ta mort sera si rapide que tu n’auras même pas le temps d’un appel… Nahena !
La jeune femme reparut et, sur un ordre, alla chercher un assez grand panier fait de fortes fibres tressées et dont le couvercle était solidement attaché. Avec une visible répugnance, elle vint le déposer entre les mains de son seigneur et maître. Celui-ci retroussa les babines comme un chien prêt à mordre.
— Tu ne m’as toujours pas dit ton nom.
— Qu’y a-t-il dans ce panier ?
— Je te le dirai ensuite… si j’en ai le temps. Je veux savoir quel nom aurait porté Tikanti si je t’avais permis de l’emmener chez les Blancs. Car c’est bien pour cela que tu es venu, n’est-ce pas ?
Tandis qu’il parlait Gilles observait le panier. Il y avait quelque chose dedans, quelque chose qui vivait et ce quelque chose était sans doute l’un des nombreux serpents que l’on trouvait alors dans les forêts américaines, crotales, vipères à cornes ou autres dangereux ophidiens dont la morsure tuait instantanément. En sa qualité de sorcier, Cornplanter devait pouvoir manier sans danger pour lui-même les redoutables reptiles. S’il jetait le contenu du panier vers son ennemi, celui-ci n’aurait guère la possibilité de se défendre.