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— On dirait qu’il y a une fête, monsieur. Qu’est-ce que je fais ? demanda le cocher qui avait jaugé à leur juste valeur les vêtements de marin que portait son client et qui, sans doute, ne lui semblaient pas de mise en une telle circonstance.

— Arrêtez-vous ! grogna Gilles. Je descends.

Sautant à terre, il jeta à l’homme une pièce d’or. Celui-ci l’attrapa au vol, ravi de l’aubaine, tandis que Gilles se dirigeait vers la maison, sentant gonfler en lui une colère dont il s’efforça de se rendre maître en prenant plusieurs respirations profondes. Au bas des marches du perron, David Hunter, le gardien-maître d’hôtel de la maison, aidait à descendre de voiture une dame dont le pied minuscule émergeait d’un énorme ballon de satin rose. La dame se comportait comme si elle eût été en porcelaine, accablant le serviteur et son compagnon, un homme magnifiquement habillé de soie crème sur un ravissant gilet bleu pâle, d’une foule de recommandations touchant la fragilité de sa robe et la délicatesse de ses souliers tandis que tous deux faisaient de louables efforts pour extraire de la portière, peut-être légèrement étroite, cette montgolfière couleur d’aurore.

Aucun des acteurs de cette petite scène ne prêta attention à Tournemine. Il escalada le perron et s’engouffra dans le vestibule où des serviteurs noirs armés de plateaux chargés de verres allaient et venaient. Des serviteurs qu’il n’avait jamais vus.

La première silhouette connue qu’il aperçut fut celle d’Anna Gauthier. Vêtue d’une sévère robe de soie noire avec bonnet et col de dentelles blanches, elle se tenait debout près de la porte de l’office, réglant silencieusement le service. Sans même un regard vers les salons pleins de monde, Gilles alla la rejoindre.

— Qu’est-ce que cela veut dire, Anna ? demanda-t-il maîtrisant difficilement la colère qui faisait trembler sa voix. Qui sont ces gens ?

Elle poussa un léger cri en le reconnaissant et son regard s’emplit d’une joie où il devina du soulagement mais sa voix était douce et déférente en répondant :

— Ce sont les amis de madame. Elle reçoit, ce soir.

— Elle reçoit ? Vraiment ?… Elle n’est plus mourante à ce que l’on dirait ?

Anna eut un petit sourire triste.

— Il y a plus d’un mois que M. le chevalier nous a quittés. Bien des choses se sont passées… malheureusement !

— Malheureusement ? Que voulez-vous dire ? Et d’abord où sont les autres ? Pierre, Pongo, Rozenn… et Madalen ?

Le nom franchit ses lèvres avec une douceur dont il ne fut pas maître, reflet fidèle du bonheur qu’il éprouva soudain à le prononcer.

— Dans les communs. Madame a pris Madalen comme lingère et elle n’a rien à faire dans la maison un soir de fête surtout. Pierre et Pongo sont à l’écurie. Madame pense qu’une jambe de bois n’est pas un spectacle pour des dames délicates et moins encore un Indien qui pourrait leur faire peur…

— Et Rozenn a laissé faire toutes ces folies ? C’est insensé ! Où est-elle ?

Les yeux d’Anna s’emplirent de larmes. Baissant brusquement la tête, elle se tourna vers le mur pour tirer son mouchoir.

— Eh bien ? Rozenn ? insista Gilles saisi d’une angoisse soudaine.

— Monsieur… elle est morte ! Voici près de trois semaines… On l’a trouvée dans le jardin, près de la rivière, la tête reposant sur une grosse pierre tachée de sang. Il avait plu. La terre était grasse, glissante… Elle a dû tomber. Oh ! monsieur, venez ! Venez par ici… Venez vous asseoir.

Il était devenu tellement pâle tout à coup qu’Anna eut peur de le voir s’abattre à ses pieds. Saisissant son bras, elle l’entraîna, à travers l’office, vers une petite pièce servant de resserre à provisions et qui donnait directement sur le parc. Il se laissa conduire sans un mot, comme un enfant malheureux, accablé par le poids intolérable qui lui écrasait le cœur. Rozenn ! Sa vieille Rozenn ! Celle dont la chaleur, la tendresse avaient si bien su compenser la froideur rancunière de la véritable mère. Elle avait su l’aimer, le protéger, lui le petit bâtard que l’on aurait montré du doigt, à qui on aurait peut-être jeté des pierres si deux puissances tutélaires n’avaient étendu au-dessus de lui leur tendre protection : l’abbé de Talhouët et Rozenn…

Assis sur un sac de café dont l’odeur merveilleuse emplissait la resserre, il s’enfonçait avec une douloureuse volupté dans ses souvenirs d’enfance sur lesquels planait le visage courageux et gai de sa nourrice. Il ne voyait rien, il n’entendait rien que les sanglots du petit garçon qui pleurait au fond de sa poitrine… Lui ne pouvait pas pleurer quelque envie qu’il en eût. À cette heure où il perdait l’un des rares êtres chers, le don bienfaisant des larmes lui était refusé comme si rien ne devait apaiser les craquements de terre desséchée de son cœur.

Une sensation brûlante à la main le ramena à la réalité. Anna, que sa figure couleur de pierre épouvantait, avait couru lui chercher une tasse de café sur laquelle elle avait refermé ses doigts, des doigts qu’elle guidait vers la bouche.

— Buvez, monsieur Gilles, ça vous fera du bien ! Sainte Anne bénie ! Vous avez l’air d’un fantôme.

Sainte Anne bénie ! c’était l’invocation habituelle de bien des femmes de Bretagne. C’était aussi celle de Rozenn. Combien de fois l’avait-il entendue proférer, sur tous les tons d’ailleurs, la ferveur, la colère, la surprise, la joie… C’était bon de l’entendre encore !

Reconnaissant, il leva sur Anna un regard mort mais où quelque chose, cependant, se mettait à vivre. Une humidité qui devint une larme… une seule glissa lentement vers la commissure de ses lèvres et cependant le délivra de cette insidieuse envie de mourir qui lui était venue. Il venait de perdre coup sur coup son fils et celle qui lui servait de mère et il sentait en lui une infinie lassitude.

Machinalement, il avala le contenu de la tasse. Très fort, très parfumé et brûlant le café traça en lui un ruisseau chaleureux qui portait la vie. Grâce à lui, il redevint perméable à ce qui l’entourait. Il vit, il sentit, il entendit de nouveau. Les plaintes du petit garçon s’éloignaient.

Anna vit un peu de couleur revenir sous la peau bronzée qui avait viré au gris et poussa un soupir de soulagement. Elle proposa quelque chose à manger qu’il refusa d’un geste.

— Où l’avez-vous enterrée ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Pas dans ce jardin étranger tout de même ?

— Oh non ! Il y a, dans les collines, pas loin d’ici, une petite chapelle catholique desservie par un vieux prêtre. Il y a un cimetière et l’abbé est breton, par chance. Rozenn doit s’y sentir un peu chez elle.

Il approuva de la tête. Son cerveau recommençait à travailler et posait déjà des questions. Comment Rozenn, habituée à courir les grèves, les rochers de sa Bretagne, avait-elle pu glisser sur cette berge en apparence inoffensive et, surtout, s’assommer sur une pierre ? Elle était âgée, sans doute, mais Dieu sait qu’elle avait bon pied bon œil. Elle l’avait surabondamment prouvé durant la rude traversée de l’Atlantique…

La porte de la resserre, en s’ouvrant, laissa entrer une bouffée de musique, celle d’un menuet guilleret qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Gilles. Coiffée d’un bonnet coquet tout ruisselant de rubans, la tête de Fanchon apparut.

— Madame Anna, fit-elle d’un ton de reproche, madame vous fait dire qu’elle ne comprend pas que vous ayez abandonné votre poste et qu’elle exige…