Tous les matins, Gilles allait frapper à la porte de sa femme pour prendre de ses nouvelles, mais celles que lui donnaient Rozenn ou Fanchon ne changeaient guère comme ne changeait guère l’odeur de caillé qui lui venait aux narines dès l’ouverture de la porte : l’état de Judith restait stationnaire.
La jeune femme refusait d’ailleurs obstinément de se laisser voir, ne fût-ce qu’un instant. Elle y mettait une opiniâtreté que le seul souci de son aspect extérieur n’expliquait pas. À son âge, un teint pâle, des yeux cernés et une mine défaite n’ont aucune chance d’effacer une beauté aussi achevée que la sienne et, durant les longues heures de veille nocturne qu’il aimait passer à la barre de son navire, suspendu entre le ciel noir et les vagues, Gilles tourna et retourna longuement dans son esprit les différentes données de ce problème qui se nommait Judith.
Depuis Paris, elle ne lui avait pas adressé vingt paroles : elle avait commencé par dormir puis elle était tombée malade avec tant d’à-propos que, sans le témoignage de Rozenn, Gilles n’eût rien cru de cette maladie. Il admettait volontiers qu’elle lui gardât quelque rancune de son enlèvement et, plus encore peut-être, de lui avoir ouvert si brutalement les yeux sur le compte de l’homme dont elle était tombée si aveuglément amoureuse, au point de l’avoir confondu, pendant des mois entiers, avec le malheureux docteur Kernoa qu’elle avait cependant vu tomber sous les coups de ses frères, Tudal et Morvan de Saint-Mélaine, au soir même de ses noces.
Cet amour, Tournemine le savait né sous hypnose, donc aussi peu naturel que possible, et il regrettait à présent la violence de la scène au cours de laquelle il avait démontré, sans aucune réfutation possible, à Judith l’indignité et l’imposture de son pseudo-mari2. Cette révélation n’avait pu que piquer au vif l’amour-propre de l’orgueilleuse jeune femme et, se sentant humiliée, elle se refusait à tout contact avec celui qui en avait été l’instrument…
Ce que craignait le chevalier c’était que cette passion pour le faux Kernoa fût plus forte que la raison, plus forte que l’orgueil de Judith. En ce cas, elle mettrait longtemps à guérir, si même elle guérissait un jour. Tout dépendait de la profondeur où avait pénétré le poison et si le mal était irrémédiable il n’y aurait jamais de paix, jamais d’accord possible entre eux : Gilles et Judith passeraient leur vie dos à dos, à se haïr…
Ce fut Rozenn qui, à sa manière abrupte, vint mettre fin, un soir, alors que l’on était à peu près à mi-chemin, à ces interrogations sans réponse. Elle vint le rejoindre dans la chambre des cartes où il s’était enfermé pour étudier les abords de la côte virginienne. Depuis le départ, il se passionnait, en effet, pour la navigation qu’il étudiait avec ardeur afin de combler les lacunes de ses connaissances nautiques.
— Je sais, dit-elle, pourquoi ta femme refuse de te voir.
Il leva les yeux sur elle et la contempla un instant, calme et rassurante, dans la lumière dansante des chandelles, les mains nouées sur son grand tablier blanc, semblable à quelque sereine divinité domestique sous le grand accent circonflexe de mousseline blanche pareil à un papillon posé sur la masse de ses cheveux gris tirés en chignon. Mais son visage, étoilé de rides gaies, ne souriait pas et, pour Gilles qui la connaissait bien, il y avait de l’inquiétude et du chagrin dans ses yeux gris-bleu.
— Je crois que je le sais aussi, soupira le jeune homme. Elle m’en veut d’avoir mis fin à ses amours et me déteste en proportion. C’est assez naturel au fond…
— Sa raison est tout aussi naturelle mais ce n’est pas celle-là : elle a peur de toi.
— Peur de moi ? Je ne pense pas lui avoir jamais donné la moindre raison de me craindre. Qu’est-elle encore en train d’imaginer ? Que je médite de la jeter par-dessus bord pour venger mon honneur outragé quand nous serons assez loin des côtes ? En ce cas, cela devrait déjà être fait et, si j’avais dû la tuer, je l’aurais accompli il y a six mois. À présent, l’acte ne rimerait plus à rien et mettrait mon âme en péril.
— Sans doute, mais cela pourrait peut-être encore rimer à quelque chose. Peut-être ton honneur a-t-il été plus outragé encore que tu ne l’imagines.
— Que veux-tu dire ?
— Que ta femme est enceinte et que je ne vois pas pour toi la plus petite raison de t’en réjouir.
Il y eut un silence. Le visage de Gilles demeura impassible mais, entre ses doigts, le crayon se brisa net. Il en jeta les morceaux avec agacement, récupéra d’un geste nerveux un rouleau de cartes qu’une légère embardée du bateau venait de jeter à terre puis relevant sur Rozenn ses yeux clairs qui avaient le reflet froid d’un glacier sous la lune :
— Tu en es sûre ?
— On ne peut l’être davantage : dans sept mois Mme de Tournemine mettra au monde un enfant dont tu n’es pas le père.
Elle avait mis une sorte de sauvagerie dans ces dernières paroles et Gilles comprit ce qu’elle éprouvait. Outre que l’adultère avait toujours été une horreur pour son éthique personnelle, la vieille Bretonne ressentait farouchement l’humiliation qui en résultait pour le garçon qu’elle avait élevé et qu’elle aimait autant que s’il eût été son propre enfant.
— Que vas-tu faire ? lança-t-elle enfin d’une voix que les larmes rentrées enrouaient.
Appuyant ses deux coudes sur la table, Gilles massa doucement du bout des doigts ses yeux soudain très las avant de les enfermer un instant sous ses paumes. Ce fut de nouveau le silence, troublé seulement par le froissement de la mer contre la coque et le grincement léger des membrures du navire.
— Je n’en sais rien, dit-il en se levant brusquement pour faire quelques pas dans la chambre garnie d’armoires où s’empilaient les cartes. Et, honnêtement, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire.
— Cela veut-il dire que tu vas « la » laisser mettre au monde son bâtard ? Que tu lui donneras ton nom ?
La violence du ton surprit Gilles. Il regarda sa nourrice comme s’il la voyait pour la première fois.
— Quel mot dans ta bouche ! Ne suis-je pas moi-même un bâtard ?
— Tu ne l’as été que parce que ton père ignorait ta naissance. Toi, tu es l’enfant d’un amour, pas celui d’un adultère. Ton père était de bonne race bretonne, ta mère aussi ; mais l’enfant qui se prépare portera en lui le sang d’un ruffian sicilien. Tu n’as pas le droit de lui donner le nom que ton père t’a confié en mourant.
— Qui te dit que j’aie l’intention de le lui donner ? Me prends-tu pour un sot ?
— Non, mais pour un homme amoureux, c’est-à-dire capable des plus grosses sottises.
Arrêtant son va-et-vient, Gilles alla se poster près du hublot, tournant le dos à la vieille femme et contemplant les faibles éclats blancs que l’écume mettait à la crête des vagues noires.
— Amoureux ! soupira-t-il au bout d’un moment. Je l’ai été, certes. J’ai aimé Judith au-delà de tout ce que je croyais pouvoir aimer. Peut-être parce qu’elle a été mon premier amour. À présent, je ne sais plus. Sans doute sa beauté m’inspirera-t-elle encore le désir… mais l’amour ?
— Tu n’es plus certain de tes sentiments, traduisit Rozenn qui ajouta tranquillement : et c’est depuis que tu as rencontré Madalen que tu as changé…