Gilles s’étira comme au sortir du sommeil et sourit à ce qu’il devinait être le rude visage barbu de son capitaine. La nuit, en effet, était complètement tombée, et choses et gens n’apparaissaient plus que sous forme d’ombres. Seules, quelques rares lumières piquaient comme des lucioles la fourrure épaisse des rivages ; tandis que les feux arrière du navire laissaient couler sur l’eau noire une trace d’or. Mais englué dans ce que Tim appelait le « rendez-vous des souvenirs » Gilles n’avait pas vu s’éteindre le jour ni s’allumer les lumières des hommes.
— Je n’ai aucune raison de bouder votre table, capitaine, fit-il avec bonne humeur. Demain sera, je l’espère, un grand jour. Il convient de le fêter à l’avance en vidant ensemble une ou deux vieilles bouteilles. Et faites donc distribuer une tournée de rhum à l’équipage. Il l’a bien méritée et la nuit est encore fraîche…
Passant son bras sous celui de Malavoine, il disparut avec lui dans les entrailles du bateau.
1. Cf. Le Gerfaut, tome I.
2. Cf. Le Trésor, tome III.
3. Cf. Le Gerfaut des brumes, tome I.
4. Governor’s Island de nos jours.
5. Liberty Island… Là se trouve la statue de la Liberté.
6. Cf. Le Gerfaut, tome III. Le Trésor.
7. Terre sainte.
CHAPITRE II
LE MAÎTRE DE MOUNT VERNON
La cloche du navire sonnait, aussitôt suivie par le sifflet du maître d’équipage appelant le quart du matin, quand Tim escalada l’échelle de coupée et, sautant en voltige par-dessus la rambarde, atterrit sur le pont. Il se précipita vers la porte du château arrière et, tout en suivant le couloir menant à la cabine occupée par Gilles, se mit à siffler à pleins poumons pour s’annoncer.
Sous sa main vigoureuse, la porte s’envola plus qu’elle ne s’ouvrit découvrant Tournemine aux prises avec ses ablutions matinales. Armé d’un rasoir, le chevalier était en train de gratter méthodiquement la mousse de savon qui lui couvrait les joues. L’entrée fracassante de Tim lui fit faire un léger faux mouvement. Il se coupa et se mit à jurer effroyablement en pêchant une serviette pour étancher le sang de la petite blessure.
— Tu as une façon d’entrer chez les gens ! grogna-t-il quand il fut au bout de son répertoire cependant riche et fourni. Tu devrais essayer l’artillerie !
— Je suis plus efficace, rigola le coureur des bois, surtout quand il s’agit d’aller vite. Allez ! Au trot ! dépêche !… Le grand chef t’attend. Il t’a même envoyé sa voiture.
L’effet fut magique. L’idée que le grand Washington pût l’attendre, ne fût-ce qu’un instant de trop, plongea Gilles dans sa cuvette et, quelques minutes plus tard, vêtu d’un sévère habit bleu sombre et de linge neigeux, il rejoignait Tim dans la chaloupe collée au flanc du navire.
Une voiture attendait, en effet, sur l’étroit chemin tracé au bord du fleuve. C’était une sorte de calèche attelée de deux carrossiers anglais qui faisaient grand honneur, par leur allure, à la réputation d’homme de cheval du général Washington. La capote à soufflets de la voiture était rabattue car le temps, ce matin-là, était entièrement printanier. Un joyeux soleil irradiait les brumes matinales et dorait le grand fleuve. Le ciel était d’un bleu léger qui, tout à l’heure, deviendrait profond et dont les nuances adoucies faisaient ressortir le vert dense des vastes forêts d’alentour. Sur la rive du Maryland1, la cloche d’une petite église blanche, perdue au milieu de vergers en fleurs, sonnait le glas, appelant les fidèles à quelque enterrement mais ne parvenait cependant pas à assombrir la joie de ce beau matin calme.
Installé auprès de Tim dans la voiture, Gilles se laissa emporter à l’assaut de la colline aux vertes frondaisons au cœur desquelles se cachait Mount Vernon. À cet endroit, la vieille forêt venue du fond des âges conservait un aspect sauvage et primitif avec ses arbres qui n’avaient jamais connu la cognée du bûcheron et ses fourrés si touffus que le soleil sans doute n’y pénétrait pas. La voiture roulait sous un tunnel vert habité de chants d’oiseaux, un tunnel au bord duquel apparut tout à coup une borne blanche.
— Nous sommes à présent sur le domaine du général, dit Tim. Cette borne en marque la limite.
— Important, ce domaine ?
— Plus de dix mille arpents2.
— Fichtre !
On roula encore, en effet, durant deux ou trois milles avant d’atteindre la maisonnette du concierge qui, elle, marquait l’entrée du parc. À vrai dire, le chemin qui coulait à travers une région assez accidentée et fort belle ne parlait guère de culture car aussi loin que le regard pouvait porter, la nature seule se laissait admirer.
Et puis, tout à coup, après que l’on eut passé un ruisseau et un ravin, la maison apparut, blanche, ravissante et majestueuse, posée comme un objet précieux sur le velours vert tendre d’une pelouse soignée dont les pentes douces rejoignaient paisiblement la ligne des arbres immenses…
Coiffée d’un amusant clocheton octogonal, surmonté lui-même du paratonnerre qui avait fait la gloire de Benjamin Franklin et garnie de petits carreaux où se reflétaient joyeusement les rayons du soleil, la résidence du grand homme n’avait que deux étages y compris les soupentes éclairées par de jolies lucarnes. Une blanche colonnade, dans la meilleure tradition des maisons du Sud, soutenait le grand porche où s’abritaient les fenêtres de façade et la porte simplement ornée d’un fronton triangulaire. Des bâtiments flanquaient, de chaque côté, l’élégant manoir : des écuries et des étables d’une part et de l’autre une grande serre et les bâtiments où l’on entreposait le tabac et où travaillaient les Noirs auprès d’une vaste basse-cour pleine de volailles. Au-delà s’apercevaient les huttes qui servaient d’habitation aux esclaves (il y en avait à peu près deux cents) et plus loin encore, d’autres étendues boisées qui achevaient le cadre de verdure de Mount Vernon.
Lorsque la voiture s’arrêta devant le porche, un majordome aussi noir que le cocher qui la conduisait vint ouvrir la portière et indiqua aux visiteurs que le général les attendait sur la terrasse. Et comme Gilles cherchait vainement, aux alentours, quelque chose ressemblant à une terrasse, Tim le prit par le bras et l’entraîna à travers la pelouse.
— Merci, Gédéon ! Par ici, mon ami, la terrasse est de ce côté !
Dissimulée par les retombées somptueuses des grands arbres, une longue plate-forme étayée par des colonnes avait été construite au flanc du coteau dominant la courbe du Potomac. Le général Washington avait coutume de s’y rendre deux ou trois fois par jour afin d’y observer, à l’aide d’une longue-vue, les mouvements du fleuve.
C’était à cela qu’il s’occupait quand les deux hommes débouchèrent sur son observatoire. La lunette vissée à l’œil et la mine mécontente, sans faire plus attention aux arrivants que s’il ne les avait pas entendus venir, il scrutait le large croissant scintillant, magnifique et majestueux vu de cette hauteur, comme s’il avait personnellement quelque chose à lui reprocher et en marmottant des choses inintelligibles.
Pensant que son navire faisait les frais de la mauvaise humeur du grand chef, Tournemine s’approcha de la balustrade pour voir ce qu’il en était mais respira : une grande frégate portant encore toute sa voile était en train de venir au mouillage à quelques encablures du Gerfaut et, apparemment, elle n’était pas la bienvenue.