Выбрать главу

Les historiens divergent sur les raisons de la conduite d’Igor : les uns y voient la marque d’une cruauté impitoyable, d’autres la preuve de l’indocilité des Drevlianes, les troisièmes la démonstration de l’assurance du prince, le poussant à aller prélever une troisième fois le tribut, dans la simple compagnie de quelques guerriers. Ne disposant d’aucun document particulier et se fondant sur sa seule « intuition », Lev Goumilev perçoit dans la fin tragique d’Igor, « l’influence de Joseph, roi des Khazars ». Vassal du kagan, le prince de Kiev, toujours selon l’historien russe de notre temps, avait appris à « poser les problèmes à la juive, sans prendre aucunement en considération les sentiments d’autrui4 ».

Après la mort d’Igor, le pouvoir passe, à Kiev, aux mains de sa veuve, Olga. La Chronique du temps jadis propose un récit très haut en couleur de la terrible vengeance de la princesse contre les meurtriers de son époux. D’une inlassable ingéniosité, elle châtia par quatre fois les Drevlianes et, pour couronnement de sa revanche, détruisit la ville d’Iskorosten : « Elle prit la ville et la brûla, en fit prisonniers les anciens, en tua d’autres, céda les troisièmes en esclavage à ses hommes, et laissa le reste en vie pour payer le tribut. »

Le règne d’Olga, qui durera quelque dix-sept ans, est une période de relative accalmie. La Chronique ne fait pas état de campagnes semblables à celles, incessantes, d’Igor. Elle évoque en revanche l’action administrative de la princesse, particulièrement la réforme de la collecte des impôts. Aux expéditions hivernales du prince, elle substitue un système de pogosts, sorte de bureaux chargés d’alimenter le Trésor.

En 954-955, Olga se convertit à la foi chrétienne. La Chronique situe l’événement à Constantinople, mais de nombreux historiens estiment que le baptême eut lieu à Kiev. Il ne fait aucun doute en revanche – les sources grecques sont là pour l’attester – qu’elle se rendit à Constantinople en 957 et y fut reçue par l’empereur. Dans son Livre des Cérémonies, Constantin VII Porphyrogénète décrit en détail la fête donnée en son honneur au grand palais. La réception, bien que solennelle, ne fut sans doute pas de premier ordre, car Olga en fut insatisfaite.

Byzance considère, alors, que la conversion d’un souverain fait automatiquement de son pays un vassal de l’Empire. Soucieuse de marquer son indépendance, Olga envoie une ambassade au roi de Germanie Othon Ier, en 959 (des sources allemandes soulignent le fait qu’il s’agit d’une initiative personnelle de la princesse), pour le prier de lui procurer les hiérarques dont les nouveaux chrétiens ont besoin. Le roi ne se hâte guère d’accéder à sa demande. L’affaire traîne en longueur. Pour finir, Adalbert, du monastère Saint-Maximin de Trèves, est envoyé en Russie. Son manque de zèle et la froideur de l’accueil qui lui est réservé par le prince Sviatoslav, alors sur le trône de Kiev, font de sa mission un retentissant échec. Si Adalbert de Trèves parvient à se tirer vivant de l’aventure et à rentrer chez lui, nombre de ses compagnons périssent en route. L’Église de Rome n’a pas su mettre à profit la chance que lui offrait la princesse Olga, faute, sans doute, d’avoir pris conscience que la religion chrétienne était alors, déjà, coupée en deux.

Olga laisse à son fils Sviatoslav – premier prince russe à porter un nom slave – un pays revigoré. Avec un plaisir manifeste, et bien que Sviatoslav eût refusé de se convertir et fût demeuré païen, le chroniqueur nous donne du nouveau prince un portrait fort pittoresque. Il évoque sa démarche de panthère, sa mise simple, ses manières rudes de guerrier (« il ne faisait pas bouillir la viande mais, coupant finement un morceau de cheval, de bœuf, ou de quelque autre bête, il le mettait à rôtir sur les braises et le mangeait sans plus de façons »). Incroyablement actif, énergique, audacieux, respectant les règles de la chevalerie (il a coutume d’avertir ainsi ses ennemis : « Je marche sus à vous ! »), le fils d’Igor et d’Olga est le type même du chef viking, conjuguant les talents de stratège et de bâtisseur d’empire. Vassili Klioutchevski le qualifie de « Varègue fou ». Pour Guennadi Vernadski, qui voit l’histoire russe comme celle du développement du peuple en Eurasie, Sviatoslav Igorievitch a le génie du lien unissant le peuple sur lequel il règne, au lieu – à l’espace géographique – où il lui est échu d’évoluer.

La Chronique présente Sviatoslav comme un homme « ayant beaucoup guerroyé ». En effet, les huit années de son règne regorgent de campagnes militaires. Ses premiers coups, le prince de Kiev les porte contre les Khazars. Oleg et Igor les avaient déjà combattus, se contentant toutefois d’incursions sur le territoire du puissant État, qui, en cas de victoire, leur rapportaient un riche butin. Sviatoslav, lui, entreprend une guerre. En 964, il gagne l’Oka et soumet les Viatitchs qui paient le tribut aux Khazars. L’année suivante, descendant en barque l’Oka et la Volga, la droujina de Sviatoslav s’empare des principales villes khazares, Itil et Sarkel (Belaïa Vieja – Le Château Blanc), et les saccage. Un coup fatal est ainsi porté au kaganat khazar : la Volga inférieure devient la part de butin du prince de Kiev.

Sans prendre le temps d’assurer ses conquêtes, Sviatoslav repart pour une nouvelle campagne, en 967, sur le Danube cette fois. Une invite lui parvient alors de Byzance, accompagnée de mille cinq cents livres d’or. Le basileus (empereur) Nicéphore Phokas a décidé de ne plus payer le tribut aux Bulgares, ainsi que le prescrivait le traité de 927. La razzia aussitôt effectuée par la droujina russe vise à démontrer aux Bulgares du Danube leur vulnérabilité. Selon Lev Goumilev, le païen Sviatoslav Igorievitch supporte difficilement Kiev, gouvernée, à l’époque, par sa mère, la chrétienne Olga, qui remplace son fils toujours parti en guerre. L’entourage chrétien de la princesse n’est pas mécontent non plus de pouvoir éloigner de la capitale le turbulent guerrier. La campagne de Sviatoslav s’achève par une éclatante victoire : il défait les Bulgares, s’empare de leurs villes, en particulier de Pereïaslavets, sur le Danube.

Tandis que la droujina russe triomphe des Bulgares, les Pétchénègues, peut-être poussés par Byzance inquiète des victoires de Sviatoslav, assiègent Kiev. Le prince se porte en hâte au secours de sa capitale mais, les Pétchénègues vaincus, il lui faut subir les reproches de ses sujets : « Tu es en quête de terres étrangères, d’elles tu te soucies, et tu abandonnes la tienne. Or les Pétchénègues ont failli s’emparer de nous, et de ta mère, de tes enfants. » En 969, poursuit la Chronique, Sviatoslav annonce sa surprenante décision : « Je ne me plais guère à résider à Kiev, je veux vivre à Pereïaslavets sur le Danube. Là, est le cœur de mes possessions, tous les biens y abondent : or, soie, vins et fruits de la terre grecque, argent et chevaux de Hongrie, fourrures, cire, miel et esclaves de la Rus. » Malade, Olga prie son fils d’attendre jusqu’à sa mort.

En 970, le prince partage ses possessions entre ses fils. L’aîné, Iaropolk, reçoit Kiev, le cadet, Oleg, les terres drevlianes, le plus jeune, Vladimir, est convié à régner sur Novgorod. Sviatoslav, quant à lui, s’en retourne à Pereïaslavets. Détenant déjà toute la partie nord-ouest de la Bulgarie, il franchit les Balkans et fait irruption en Thrace. L’avant-garde de sa droujina est défaite sur la voie de la capitale byzantine, près d’Arcadiopole. Sviatoslav se replie sur les Balkans.

En décembre 969, un nouveau coup de force a eu lieu à Constantinople. L’assassinat de Nicéphore Phokas a assis sur le trône Jean Tzimiscès, l’un des généraux les plus talentueux du Xe siècle. Au printemps 971, Tzimiscès entreprend une campagne contre Sviatoslav. Poussés par les Byzantins, les Bulgares se soulèvent contre les envahisseurs russes. La droujina de Kiev se barricade à Dorostol, repoussant désespérément les attaques des troupes de Tzimiscès. Assiégé par les terres et le Danube, Sviatoslav accepte finalement de quitter la Bulgarie, en échange de la liberté de ses guerriers. Au printemps 972, le prince tombe dans une embuscade tendue par les Pétchénègues aux rapides du Dniepr et est tué. La légende veut que le prince pétchénègue Kouria se fit un hanap de son crâne, monté en argent.