Léon le Diacre, historien byzantin (il rapporte les événements des années 959-978), a laissé l’unique portrait détaillé du prince-guerrier, tel qu’il apparut aux Byzantins sur les rives du Danube, lors de la rencontre entre Sviatoslav, commandant la garnison assiégée, et l’empereur Jean Tzimiscès.
L’empereur est à cheval, revêtu d’une armure d’or, à la tête de ses cavaliers resplendissant de l’éclat de l’or et de leurs armes. Il s’avance jusqu’au bord du Danube. Sviatoslav s’approche dans une barque, où il rame avec ses guerriers. « Il était de taille moyenne, ni trop grand ni trop petit ; il avait le sourcil épais, les yeux gris-bleu, le nez épaté, le menton glabre, mais sa lèvre supérieure s’ornait de duveteuse moustache. Sa tête était rasée, à l’exception d’un long toupet, signe de haute naissance. Un cou massif, une large poitrine, il était bien bâti, mais avait l’air rude et furieux. Une de ses oreilles portait un anneau, orné d’un rubis et de deux perles. Seule la propreté distinguait son blanc vêtement de celui des autres rameurs. Assis à la poupe du bateau, il eut un bref échange avec l’empereur à propos du traité de paix, et s’en repartit. »
Les huit années de règne de Sviatoslav (peu de temps, en regard de ses prédécesseurs) ont laissé leur empreinte dans l’histoire russe, même si les descendants du plus scandinave (par l’esprit et le physique) des princes de Kiev évaluent diversement l’importance de son action guerrière. On distinguera trois points de vue dominants parmi les historiens. Le premier est partagé par la plupart des chercheurs, qui considèrent que l’anéantissement du kaganat khazar était gros de conséquences funestes pour la Russie kiévienne. Selon Vassili Klioutchevski, qui voit dans le pouvoir khazar une garantie de sécurité pour les marchands russes à l’Est, l’affaiblissement des Khazars a permis aux « Barbares » de se ruer vers l’ouest, au-delà du Don, et d’« obstruer les routes de la steppe des Slaves du Dniepr, jusqu’alors ouvertes5 ». René Grousset partage cet avis : « Les Byzantins avaient […] fait un mauvais calcul en aidant les Russes à abattre ces Turcs civilisés, les plus anciens et les plus fidèles alliés de l’Empire. À la place des Khazars, de nouvelles hordes sauvages allaient s’emparer de la domination des steppes pontiques6. » M. Artamonov et V. Mavrodine7 estiment aussi que les actes irréfléchis de Sviatoslav ont détruit la barrière de défense qui protégeait la trouée ouralo-caspienne, le passage de l’Asie vers l’Europe. Les frontières de la principauté de Kiev furent ainsi ouvertes aux incursions incessantes des Pétchénègues et des Polovtsiens que la Rus s’épuisa à combattre.
Le deuxième point de vue est représenté par G. Vernadski8 qui découvre, dans l’action de Sviatoslav, un projet politique de grande envergure. En subjuguant les Bulgares du Danube, écrit l’historien, le prince de Kiev se faisait l’héritier des empereurs nomades. Son empire était alors plus vaste que celui des Avars (car Sviatoslav détenait non seulement le Bas-Danube, mais aussi la Basse-Volga – l’empire des Khazars – ou, en renversant la proposition, non seulement la Volga mais aussi le Danube). Un empire comparable au seul empire des Huns (IVe-Ve siècles) qui, à la différence de Sviatoslav, ne possédaient ni Kiev ni Novgorod. Pour Guennadi Vernadski, en abattant les Khazars, Sviatoslav s’adjugeait le titre de kagan – celui de leur souverain. Un titre que porteront ses successeurs, Vladimir le Grand et Iaroslav le Sage.
L’opinion de l’historien de l’Eurasie mérite l’attention. En effet, n’ayant aucun moyen, faute de sources, de décider vraiment si l’action de Sviatoslav se fondait sur l’impulsivité ou sur un plan mûrement réfléchi, rien ne nous empêche d’affirmer que les limites de son empire furent une ébauche du futur Empire de Russie qui comprendrait, entre autres, la Volga, le Dniepr, le Danube.
Les deux points de vue évoqués ci-dessus quant aux conséquences de la stratégie de Sviatoslav, sont, en quelque sorte, d’ordre géopolitique. Celui de Lev Goumilev, le plus moderne puisqu’il date de la fin du XXe siècle, est, en revanche, de nature idéologique. Le spécialiste des steppes et de la Russie ancienne part d’une thèse, qu’il résume lapidairement par cette formule : « L’empire khazar est le mauvais génie de la Vieille Russie des IXe-Xe siècles9. » Hypothèse de départ dont Lev Goumilev tire cette conclusion : « La grandiose victoire de Sviatoslav sauva Kiev et la terre russe10… » Le mal immanent de la Khazarie réside dans le judaïsme professé par ses dirigeants. En conséquence, poursuit Lev Goumilev, « l’anéantissement de la communauté juive d’Itil libéra les Khazars et tous les peuples environnants11. » Et d’ajouter : « Le judaïsme disparut sans laisser de traces sur la Volga, cédant le pas à l’islam12. »
Nuisible dans son essence même, la religion juive était grosse, pour l’historien russe contemporain, d’un autre danger : sa proximité avec l’Occident, ses liens avec le catholicisme, la « latinité ». « […] Les pays slaves, explique Lev Goumilev, où le catholicisme triomphait, étaient immédiatement englobés dans le système économique de l’Europe occidentale. » Et de donner aussitôt un exemple : « Le prince polonais Mieszko Ier (960-992) eut à peine le temps d’implanter la foi latine dans son royaume, que, déjà, les juifs y organisaient le commerce du sel, du blé, des fourrures et des vins hongrois13. » Les juifs aident le catholicisme à s’implanter, le catholicisme protège les juifs. Ensemble, ils forment ce système économique et, donc, spirituel occidental européen, dans lequel Lev Goumilev voit la principale menace – un danger mortel – pour la Russie ancienne.
« … L’esprit triste et affamé de Satan, écrit l’historien à propos des juifs, errait par les collines écrasées de soleil du Languedoc, par les champs épanouis de Lombardie, par les défilés montagneux de l’Iran et du Pamir… Mais il ne se montra ni dans la Rus, ni en Sibérie. Et le mérite en revient directement au prince Sviatoslav Igorievitch14. » En d’autres termes, Sviatoslav, païen plein de jugeote, ouvrit à la Russie la voie de l’orthodoxie.
À en croire les témoins de l’époque et la Chronique du temps jadis, l’anéantissement de l’empire khazar fut perçu, au Xe siècle, comme une guerre contre un voisin, à l’instar des innombrables campagnes menées par Sviatoslav. Lev Goumilev démontre l’incroyable actualité d’événements vieux de mille ans, en les remettant au goût du jour, afin qu’ils puissent fonder le système idéologique du moment.
La mort de Sviatoslav conclut la première période historique de la Rus. En un siècle environ, sous le règne de quatre princes, la Russie kiévienne est parvenue à se tailler une place de choix sur la carte géopolitique de l’Europe et à définir les grandes orientations de son développement territorial. L’un des facteurs importants de la stabilité du pouvoir – cela apparaît très clairement à la lumière des événements qui vont suivre – est la transmission de ce dernier par filiation directe : Oleg – Igor – Olga – Sviatoslav.