La Russie kiévienne, ancêtre de l’État russe, n’est pas encore l’État du peuple russe. Il y manque pour cela, comme l’écrit Vassili Klioutchevski, le peuple lui-même : « Vers la moitié du XIe siècle, seuls existaient ces éléments ethnographiques à partir desquels, au terme d’un processus long et ardu, s’élaborerait le peuple russe6. » Il faudra que s’écoule du temps avant que le christianisme ne devienne le lien spirituel de la population et que les diverses tribus ne se voient automatiquement réunies par l’administration princière. Cette dernière supprime les frontières séparant les tribus, elle retaille les territoires claniques et patrimoniaux, imposant une nouvelle organisation des provinces. Vladimir instaure une forme particulière de gouvernement sur ses terres : envoyant ses fils régner dans les différentes régions de la Rus, il ne les laisse jamais longtemps à la même place, afin d’éviter qu’un lien trop solide ne se crée entre le prince et la population.
L’État est dirigé par le grand-prince de Kiev. Dans Le Sermon sur la Loi et la Grâce, l’un des plus anciens monuments des lettres russes, écrit sous le règne de Iaroslav par Hilarion, premier métropolite russe (1051-1055), et louant pour l’essentiel l’action de Vladimir, ce dernier, bien qu’ayant fait baptiser la Russie, se voit décerner le titre de « Kagan », emprunté, nous l’avons vu, au maître des Khazars. Vladimir y apparaît donc comme l’héritier de la puissance khazare. La Chronique du temps jadis le baptise samoderjets, « autocrate », titre que l’on retrouve sur le sceau du prince. Samoderjets est la traduction littérale de l’autocrator grec, titre de l’empereur de Byzance. À peu près à la même époque, les Piast sont honorés du nom de Dux dans les documents latins. Même traduit en polonais, ce titre sous-entend une dépendance à l’égard d’un suzerain occupant une place plus importante dans le système féodal. Il faut attendre 1320 pour que Ladislas Lokietek (le Nain) obtienne du pape l’autorisation de se déclarer roi de Pologne.
Avec le clergé byzantin, c’est aussi la conception byzantine de la politique qui arrive à Kiev. Le titre de gosudar, « souverain », montre tout ce qui la sépare du modèle hanséatique. Le mot gosudar était très usité à Novgorod, qui se qualifiait de « Sa Majesté Novgorod » (Gosudar Novgorod) ou de « Monseigneur le Grand Novgorod » (Gospodine Velikij Novgorod). Le mot, ici, désigne une ville. À Kiev, il désigne le grand-prince, le kagan, l’autocrate envoyé par Dieu, non seulement pour défendre la ville contre la menace extérieure, mais aussi pour instaurer et préserver l’ordre à l’intérieur de la principauté. Le principal apport de Byzance à la conception russe de la politique est l’idée du souverain, oint du Seigneur.
La Russie adopte le christianisme au Xe siècle, au moment où Byzance connaît un nouvel essor. Sous le règne de Basile II, en effet, elle a retrouvé nombre de ses possessions perdues, défait son ennemi le plus redoutable – la Bulgarie – et travaille à mettre en place l’État byzantin sous sa forme classique. À la base de l’Empire d’Orient, se trouve l’idée de l’unité de la société ou, selon la terminologie grecque, de la communauté. Les intérêts communs sont au-dessus des intérêts individuels. Le patriarche Nicolas le Mystique expliquait : « Vous comprenez bien que le salut de la communauté sauvera les intérêts privés de chacun ; en revanche, si celle-ci périt, quelle protection l’individu gardera-t-il ? Comment nous aider les uns les autres dans le malheur commun, sinon en nous efforçant tous de remédier aux maux dans la mesure de nos forces7 ? »
Tous les citoyens de l’empire – donc, membres de la communauté – sont égaux, car tous sont les enfants de l’empereur. Cette égalité absolue équivaut, en réalité, à une absence générale de droits. Seul le Père – l’empereur – a des droits. Ses sujets sont ses enfants, et ses esclaves. Le pouvoir autocratique de l’empereur est d’origine divine : il est l’oint du Seigneur, l’incarnation de Sa volonté. La nature divine du basileus-autocrator apparaît dans le fait que le moindre de ses actes commis sur la voie du pouvoir, est pardonné, lavé après le couronnement. Ce caractère divin est encore renforcé, voire « réalisé » par le rituel de la cour à Constantinople. Le rythme de la vie à la cour, écrit Constantin Porphyrogénète dans son Livre des Cérémonies, reflète l’harmonie et l’ordre créés par Dieu pour l’univers.
Conservant des principes du droit romain, le droit byzantin reconnaît la propriété privée. Mais la jouissance suprême de toutes les possessions en terres revient à l’empereur. Tous les biens immobiliers relèvent de l’État. En d’autres termes, le basileus, incarnation de l’État, peut disposer à sa guise des terres et de l’impôt. Il peut confisquer et distribuer. Il nomme et renvoie les fonctionnaires, édicte les lois, commande aux armées, reçoit les émissaires. La seule entrave à son pouvoir est l’absence de droit de succession au trône. Jusqu’au IXe siècle, la proclamation d’un nouvel empereur a lieu à l’hippodrome de Constantinople : on accorde au peuple la possibilité d’exprimer sa volonté. Par la suite, le basileus annoncera lui-même le nom de son successeur, ce qui atténuera considérablement l’unique restriction de son pouvoir.
Aux IXe et Xe siècles, la hiérarchie du pouvoir est fondée, à Byzance, non sur des rapports de vassalité comme dans le système féodal occidental, mais sur des titres décernés par l’empereur. Nobles et fonctionnaires doivent tous avoir un « rang », sur les dix-huit existants. Près de sept cents ans plus tard, Pierre le Grand, désireux de remettre de l’ordre dans l’administration impériale russe, imaginera une Table des Rangs, comportant quatorze classes. Historien de l’art militaire, Hans Delbrück analyse l’organisation de l’armée byzantine et souligne l’absence de ce qui fait « l’âme du féodalisme occidental » : l’ordre des chevaliers, fondé sur le rapport personnel avec le suzerain auquel on prête un serment de fidélité8.
Le système byzantin – et c’est une autre de ses particularités – ne connaît pas de charges héréditaires. Cela achève de renforcer le pouvoir de l’empereur, mais favorise aussi la mobilité sociale : des soldats distingués aux combats, des paysans, des citadins, des esclaves émancipés rejoignent les rangs de la noblesse d’arme.
La Russie kiévienne de Vladimir, adoptant le modèle byzantin, n’en est qu’au premier stade de l’organisation de l’État. La gestion, la colonisation et la protection des terres sont l’affaire du prince et de sa droujina. Cette dernière est à la fois une arme de guerre et un instrument de pouvoir. Elle se divise en deux catégories : l’une, supérieure, composée de boïars (les « grands »), l’autre d’otroks (les « gars »). Les plus âgés de ses membres forment le conseil du prince : la douma. Y entrent aussi des représentants des villes, organisées sur le modèle militaire. Chacune possède sa force armée (la tyssiatcha). Commandée par un chiliarque (tyssiatski), d’abord élu puis nommé par le prince, elle connaît deux subdivisions (sotnia et dessiatka), dirigées par des centeniers (sotskie) et des dizeniers (dessiatskie) élus.
La société se répartit entre esclaves et hommes libres, avec, au milieu, des « semi-libres ». Les hommes libres sont les membres de la droujina, ou ceux qui s’y rattachent d’une façon ou d’une autre. Le premier code des lois russes, la Rousskaïa Pravda (« Justice russe ») fait état de plusieurs sortes de « semi-libres », codifiant la situation des paysans qui travaillent pour rembourser l’avance consentie par le propriétaire terrien, en bétail ou en matériel. Le nombre élevé d’esclaves s’explique par la nature de l’État et son origine. Les esclaves ont un rôle économique important et font l’objet d’un commerce international actif.