Le pouvoir du prince est limité par l’assemblée populaire, le viétché, qui, à des degrés divers selon les villes, prend part aux décisions intérieures et extérieures.
Le christianisme vient se greffer sur la structure étatique et sociale relativement peu développée de la Russie kiévienne, et lui donne une religion, un modèle politique et une organisation d’État. Évinçant peu à peu les croyances païennes, le christianisme va modeler la spiritualité et la psychologie des tribus slaves, du Dniepr au Ladoga. En se convertissant au christianisme de rite byzantin, Vladimir détermine, pour des siècles, les orientations et les formes de développement de la Russie ; une Russie qui, alors, est le seul État européen à n’avoir jamais été une province de l’Empire romain et qui, en conséquence, n’emprunte pas sa religion à Rome. En 988, toutefois, le christianisme est encore uni. Malgré le conflit de plus en plus aigu entre les branches occidentale et orientale, le pape demeure l’unique chef de l’Église. Le Schisme divise le christianisme en deux camps ennemis. Dès lors, les querelles entre voisins, les guerres territoriales prennent une connotation nouvelle, idéologique. Au Xe siècle, des nœuds de conflits apparaissent qui ne sont toujours pas dénoués à la fin du XXe.
Déplorant, nous l’avons vu, le petit nombre de villes autour de Kiev, Vladimir entreprend d’en bâtir. La défense est leur fonction première. Mais cet aspect de l’action du grand-prince donne aux cités fortifiées une vocation nouvelle. La population citadine se compose de représentants de diverses tribus, transplantés par Vladimir hors de leur région d’origine. La construction des villes est donc aussi un moyen de démanteler les structures tribales. Les citadins cessent d’être des Polianes ou des Drevlianes, pour devenir des Vladimiriens ou des Rostoviens.
Le rôle de bâtisseur que se donne le grand-prince présente encore une particularité : les cités édifiées sur les affluents du Dniepr sont tournées vers l’ouest et le sud-ouest. Elles dessinent ainsi les limites des possessions du prince de Kiev et l’orientation de ses intérêts. En 992, Vladimir part en campagne contre les Croates, petite tribu slave établie à l’ouest, au pied des Carpates. Les historiens polonais notent qu’en mai de la même année, Mieszko Ier est mort et que les querelles mettant aux prises les héritiers du chef des Piast, ont pu inciter le prince de Kiev à attaquer les Croates, vassaux de la principauté de Pologne. Au demeurant les mêmes historiens polonais évoquent une campagne de Vladimir contre les Liakh en 990, dont il n’est pas fait mention dans les chroniques russes. La droujina de Kiev aurait atteint la Vistule, contraignant Mieszko Ier, alors en guerre contre les Tchèques, à chercher refuge à Cracovie.
La création d’un évêché dans la nouvelle ville de Vladimir-Volhynsk est la preuve tangible de l’orientation antipolonaise et antilatine de l’action militaire du grand-prince. Il a vocation à renforcer le pouvoir du prince de Kiev sur la terre des Boujanes, la Volhynie.
Le fils de Miezsko, Boleslas le Brave s’allie aux Pétchénègues et riposte. La première guerre russo-polonaise va ainsi durer plus de trente ans, menée successivement, de part et d’autre, par le père et le fils : Vladimir et Iaroslav, Mieszko et Boleslas. Aux victoires du grand-prince russe succèdent celles de Boleslas qui, en 1018, soutenant Sviatopolk, fils aîné de Vladimir, entre dans Kiev. Après la mort de Boleslas le Brave en 1025, mettant à profit les luttes fratricides qui déchireront la Pologne, Iaroslav reprendra les territoires perdus, ces « villes tcherveniennes » d’où, en 981, Vladimir était parti en campagne contre l’Occident.
Du temps de Vladimir, l’incursion à l’ouest, le conflit avec la Pologne n’ont pas un caractère de guerre de religion. L’orthodoxie n’est que l’instrument d’une politique. Vladimir élargit ses liens avec l’Occident, en particulier ses liens dynastiques. Avant sa conversion, on trouvait parmi ses innombrables épouses deux Tchèques et une Bulgare. Sviatopolk, son héritier, porte le prénom d’un célèbre prince de Moravie et a épousé une sœur de Boleslas le Brave. Une de ses filles devient la femme de Casimir, neveu de Boleslas. La Chronique rapporte qu’au début du XIe siècle, Vladimir entretient de bonnes relations avec Boleslas le Brave de Pologne, Étienne de Hongrie, Udalrich de Bohême qui, tous, se sont convertis depuis relativement peu de temps au christianisme romain.
Les conflits militaires et la volonté de maintenir des liens avec les « Latins » caractérisent la politique de Vladimir, désireux de marquer son indépendance à l’égard de Byzance. En quête de nourritures spirituelles – livres, icônes –, Vladimir ne s’adresse pas à Constantinople, mais à l’archevêché bulgare d’Ohrid. L’historien Lev Goumilev le soupçonne d’avoir voulu rompre avec la tradition « de Sviatoslav et d’Olga » et « instaurer des contacts avec l’Occident », autrement dit de s’éloigner de l’orthodoxie au profit du catholicisme. Si Goumilev juge dangereuse et nuisible la décision de Vladimir, c’est parce que le clergé d’Ohrid était, de son point de vue « extrêmement savant, trop savant9 ». L’historien fait ici allusion à la propagande « manichéenne et marcionite », très active parmi les Bulgares, à ses progrès, son influence sur le clergé. Le refus du patriarcat de Byzance, deux cents ans durant, de canoniser Vladimir montre que les soupçons de l’historien du XXe siècle étaient partagés, aux XIe-XIIe siècles, par Constantinople.
Il est vrai qu’il y avait eu des précédents. La Moravie, d’abord convertie à l’orthodoxie, n’avait pas tardé à virer au catholicisme, convaincue que le lien avec Rome était plus rentable politiquement. Tant qu’à côté du patriarcat de Constantinople, existe Ohrid, soutenu par la puissante Bulgarie, le prince russe a la possibilité de manœuvrer politiquement. Cette opportunité disparaît après la défaite infligée à la Bulgarie par Basile II, dont l’acharnement lui vaudra le nom de « pourfendeur des Bulgares ».
La mort de Vladimir, en 1015, pose la question de l’héritage. Selon la Chronique, le grand-prince laisse derrière lui douze fils. L’aîné, Sviatopolk, est en prison à Kiev, soupçonné de collusion avec la Pologne (son épouse est la sœur de Boleslas le Brave), Iaroslav règne à Novgorod, Boris, prince de Mourom, est à la tête des armées. Le trône de Kiev est occupé par Sviatopolk, libéré. Il entame son règne par le meurtre de deux de ses frères, Boris et Gleb (les premiers saints de Russie), puis d’un troisième, Sviatoslav.
Sviatopolk entrera dans l’histoire russe sous le nom de « Maudit ». Toutes les nuances contenues dans le terme russe, okaïanny, convergent vers l’idée d’un esprit malin, d’un démon rejeté par l’Église. Sviatopolk a tué ses frères et mérité le châtiment de l’Histoire. Mais Vladimir lui-même n’avait-il pas accepté lui aussi l’idée de tuer son frère ? Par la suite, le fratricide deviendra une pratique courante dans les luttes entre les princes russes.
Le chroniqueur évoque les étranges circonstances de la naissance de Sviatopolk. Sa mère était enceinte quand Vladimir la prit pour femme, et le futur « Maudit » était considéré comme le « fils de deux pères ». Mais la véritable raison de la condamnation sans appel du fils aîné de Vladimir le Saint est d’ordre religieux et politique, ou plutôt politico-religieux.