Iaroslav, fils de Vladimir lui aussi et prince de Novgorod, refuse de reconnaître les droits de Sviatopolk au trône de Kiev. À la tête d’une droujina de Novgorodiens renforcés d’un détachement de mercenaires varègues, il part à l’attaque. Sviatopolk s’allie aux Pétchénègues. La bataille entre le Nord (Novgorodiens et Scandinaves) et le Sud (Kiéviens et gens de la steppe) s’achève par la victoire de Iaroslav. Sviatopolk s’enfuit en Pologne, chez son beau-frère Boleslas le Brave. Entrés dans Kiev, les gens du Nord, qui résistent encore à la christianisation et défendent leurs croyances païennes, placent Iaroslav sur le trône et incendient les églises. En 1018, le roi de Pologne entreprend de soutenir activement les droits de Sviatopolk. La rencontre a lieu sur le Boug et se conclut par la défaite de la droujina iaroslavienne. Iaroslav se réfugie à Novgorod, tandis que les vainqueurs pénètrent dans Kiev. Quelque six cents ans plus tard, la même situation se reproduira : les Polonais entreront dans Moscou, défendant les droits de Dmitri l’Imposteur au trône de Russie. L’arrivée des Polonais à Kiev suscite la colère des habitants. Un mécontentement qui se traduit par des agressions nocturnes contre l’occupant et par un pogrom. Les Kiéviens voient en effet dans les juifs « infidèles » des alliés des « Latins ». En 1019, Iaroslav défait définitivement Sviatopolk et ses alliés, reprend Kiev et s’y installe. Il régnera trente-cinq ans et entrera dans l’Histoire sous le nom de Iaroslav le Sage.
Pour les historiens eurasiens, Sviatopolk est le premier occidentaliste russe. Ils décèlent dans ses actes une volonté de passer au catholicisme, de se rendre coupable d’une « trahison nationale et religieuse10 ». Une raison supplémentaire de qualifier de « Maudit » l’héritier de Vladimir.
Avant de s’asseoir solidement sur le trône de Kiev, Iaroslav se voit contraint de reconquérir des terres qui ont mis à profit les querelles entre les princes russes pour affirmer leur indépendance. En 1023, son frère Mstislav, prince de Tmoutarakan (presqu’île de Taman) lui déclare la guerre. En 1022, il a vaincu la tribu circassienne des Kassogues établie sur les contreforts du Caucase, et l’a adjointe à sa droujina, déjà composée de Russes et de Khazars. À la tête de cette troupe, Mstislav marche sur Kiev. En 1024, il prend Tchernigov, puis défait Iaroslav qui conduit une nouvelle armée de mercenaires varègues venus de Novgorod.
Pour d’obscures raisons, Mstislav n’ira pas jusqu’à Kiev. Il signe la paix avec son frère qui accepte un partage de l’État dont, en 1026, le Dniepr devient la frontière. La campagne du prince de Tmoutarakan peut être interprétée comme une tentative pour concrétiser le projet de son grand-père Sviatoslav, mais en sens inverse : du sud vers le nord. Une victoire complète de Mstislav eût en effet rétabli les frontières du kaganat khazar, avec une nouvelle capitale au sud, et un prince chrétien. Mstislav meurt en 1034 et ses terres reviennent sous la domination du prince de Kiev.
La guerre entreprise par Mstislav aurait pu marquer un tournant dans l’histoire russe. Elle donnait en effet la possibilité d’une « deuxième voie ». Celle-ci n’a pas été choisie, comme tant d’autres d’ailleurs. La Russie a continué de suivre le chemin tracé.
Bloqué sur le Dniepr par Mstislav, le prince de Kiev porte ses efforts vers le nord. Il entreprend de subjuguer les tribus finnoises, part en campagne contre les Tchoudes, consolide ses positions en Livonie où, en 1030, il fonde la ville de Iouriev. Passant de main en main, cette cité prendra ensuite le nom de Dorpat, avant de devenir Tartu. Quant à la Livonie, elle sera rebaptisée Liflandie, puis Estonie. En 1034, Iaroslav est vainqueur des Pétchénègues qui cessent définitivement de menacer Kiev. En 1061, toutefois, un nouvel ennemi surgira des steppes : les Polovtsiens.
Iaroslav poursuit la politique étrangère de Vladimir, maintenant les relations avec l’Occident, et principalement la Scandinavie. Les alliances dynastiques apparentent alors la Russie kiévienne aux plus grands États. Iaroslav donne sa sœur en mariage au prince polonais Boleslas, ses filles aux rois de Pologne, de Norvège, ainsi qu’à Henri Ier de France. Ses fils prennent pour épouses une princesse polonaise, une comtesse allemande, la fille de l’empereur de Byzance Constantin Monomaque. La tentative – manquée – de marier une autre de ses filles à l’empereur germanique Henri III, montre un désir de renforcer encore les liens avec l’Occident.
En 1043, les relations se gâtent avec Byzance. Le fils de Iaroslav, Vladimir, prend la tête d’une campagne contre Constantinople. Les légères barques russes ne résistent pas au feu grégeois, et la droujina subit également une défaite terrestre. Les historiens donnent diverses explications de cette guerre imprévue. Les uns parlent d’un revirement de la politique byzantine à l’égard des Russes, d’autres d’un « parti antigrec », composé de Varègues, à la cour de Iaroslav. On peut aussi y voir la continuation de la politique de Vladimir, très jaloux de son indépendance. Lié par de nombreuses attaches familiales aux cours européennes, le prince de Kiev ne peut ignorer les rapports entre le pape et les souverains du Saint-Empire romain germanique. Pendant près d’un siècle – du couronnement d’Othon Ier à la mort d’Henri III (964-1056) –, les empereurs germains font et défont les chefs de l’Église catholique, les choisissant parfois jusque dans leur propre famille. Iaroslav n’a ni ne saurait avoir d’influence sur le choix du patriarche byzantin, mais il lui est loisible de désigner le successeur du chef de l’Église en Russie. C’est ce qu’il fait, en 1051. Pour la première fois, le métropolite de Kiev n’est pas grec. C’est un Slave, Hilarion, nommé par le grand-prince, contre la volonté du patriarche. En 1055, un Grec prendra sa place, mais seulement après la mort de Iaroslav.
La politique étrangère de Iaroslav le Sage est caractérisée par l’habileté du prince à manœuvrer entre l’Orient et l’Occident, entre Constantinople et Rome, dans une volonté de contrebalancer un penchant naturel pour Byzance d’où le christianisme est arrivé en Russie. Avec l’orthodoxie sont également venus les Grecs : le métropolite qui dirige l’Église russe, et son impressionnante administration, ainsi que des architectes, peintres, verriers et chanteurs byzantins. Iaroslav veut donner à sa capitale la splendeur de Constantinople. Sous son règne apparaissent la cathédrale Sainte-Sophie, la Porte d’Or et nombre d’édifices très impressionnants. Le prince encourage l’instruction, créant des écoles, appelant des copistes pour traduire les textes grecs en slavon.
Mais la présence d’étrangers en grand nombre, leur assurance et leur morgue, la nouveauté que représente la religion ne peuvent pas ne pas susciter le mécontentement et des réactions antibyzantines. Michel Psellos, philosophe grec et l’un des responsables de la politique de Byzance sous le règne de Constantin IX Monomaque (1042-1055), interprète la guerre de 1043 comme le résultat d’une « vieille animosité » : « Cette tribu barbare ne cesse de bouillonner de haine et de fureur… et d’inventer des prétextes pour guerroyer contre nous. »
On trouve une magnifique illustration de l’attitude ambivalente de Kiev à l’égard de Byzance, berceau de l’orthodoxie et empire prétendant au pouvoir spirituel en Russie, donc limitant le pouvoir du grand-prince, dans l’un des premiers monuments de la littérature russe ancienne. La nomination par Iaroslav, aux fonctions de métropolite, d’un ancien prêtre de Beriozovo, faubourg de Kiev – nomination consignée par la Chronique du temps jadis – peut sembler étrange. Mais le choix du prince est directement lié au Sermon sur la Loi et la Grâce, écrit par le prêtre Hilarion entre 1037 et 1050. Le Sermon se compose de trois parties : « Sur la loi et la grâce » ; « Éloge de notre kagan Vladimir » ; « Supplique à Dieu pour notre terre ».