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Traité de théologie, manifeste politique et discours enflammé, le Sermon d’Hilarion est avant tout polémique. Le futur métropolite vise d’abord à convaincre l’Église byzantine de canoniser le grand-prince Vladimir. Il réfute les prétentions de l’Empire à la suprématie mondiale. Sans nier l’importance de Byzance, il affirme que la Russie a, elle aussi, sa mission dans le monde, confiée par Dieu. Hilarion ne se contente pas de faire l’éloge de Vladimir. Il se montre tout aussi louangeur envers ses ancêtres, son grand-père Igor, son père Sviatoslav, en dépit de leur paganisme. Le Sermon est le premier manifeste patriotique de la littérature russe. Il témoigne de la puissance de Iaroslav, digne du fils de Vladimir, et contient en germe bien des caractéristiques du destin de la Russie.

Non moins intéressante est la partie théologique et philosophique du Sermon, consacrée à la « loi » et à la « grâce ». Hilarion compare l’Ancien et le Nouveau Testament, affirmant la supériorité du second, autrement dit celle du christianisme sur le judaïsme. Dans l’Ancien Testament, les rapports entre Dieu et les hommes se fondent sur la « loi », donc l’absence de liberté, la contrainte ou, pour employer un terme moderne, le formalisme. Le Nouveau Testament, lui, est basé sur la « grâce », autrement dit sur une relation libre de l’homme avec Dieu. Pour Hilarion, la grâce est synonyme de vérité, la loi n’est que l’apparence de la vérité, son ombre. La loi est la servante et le précurseur de la grâce ; la grâce est au service de l’ère à venir, de la vie éternelle. D’abord la loi, puis la grâce ; d’abord une apparence de vérité, puis la vérité.

La question de la « loi » qui emprisonne l’homme par des liens formels, et de la « grâce » qui permet à l’âme de palpiter librement, deviendra par la suite l’un des grands sujets de disputes entre les philosophes russes.

Mais l’actualité du Sermon d’Hilarion ne s’arrête pas là. Les historiens ne cessent de chercher les raisons du caractère antijudaïque de ce texte. S’agit-il d’une simple opposition de l’Ancien Testament au Nouveau ? Ou le Sermon était-il une mise en garde contre le danger représenté, pour la Russie kiévienne, par le prosélytisme juif ? Spécialiste de la littérature russe ancienne, N. Goudzi estime, en 1938, qu’Hilarion ne fait qu’exprimer l’idée, commune dans les représentations historiques et ecclésiastiques du Moyen Âge, que le remplacement du judaïsme par le christianisme fut un moment capital de l’histoire mondiale. « On ne saurait déceler dans la première partie du Sermon d’Hilarion le moindre signe d’une polémique avec la prétendue propagande juive dans la Vieille Russie11. » En 1989, Lev Goumilev affirme au contraire que, dans la Russie kiévienne, les « propagandistes du judaïsme se heurtèrent à la puissante résistance d’une théologie très développée et élaborée… Ses écrits enflammés (ceux d’Hilarion) eurent pour la Rus la même signification que la fameuse expression de la bergère de Lorraine : “La belle France”, pour la France du Moyen Âge12 ».

La nature du patriotisme prôné par Hilarion demeure également l’objet d’un débat des plus animés. Ce patriotisme était-il russe, ou ukrainien ? Pour les historiens russes, le doute n’est pas de mise et ils apportent, à l’appui de leur thèse, de redoutables arguments. Mais ceux avancés par les historiens ukrainiens ne le sont pas moins. Dans son Abrégé de l’histoire de l’Ukraine, écrit en 1906, l’historien et homme politique Mihajlo Grouchevski est catégorique : « Du temps de Vladimir et de Iaroslav, la puissance ukrainienne s’étendait des Carpates au Caucase et, au nord, atteignait la Volga et les grands lacs proches de la future Pétersbourg13. » Pour lui, le patriotisme d’Hilarion ne pouvait qu’être ukrainien. L’historien polono-américain Henryk Paszkiewicz se refuse à entrer dans cette querelle entre Russes et Ukrainiens, et se dit convaincu que l’auteur du Sermon était varègue14. Un autre spécialiste de la littérature russe ancienne qualifie Hilarion de Russine15. Ces divergences dans l’interprétation du texte d’Hilarion, les disputes sur l’origine nationale du patriotisme prôné dans le Sermon, soulignent l’importance de cet écrit que l’on peut considérer comme la première manifestation d’une conscience impériale encore embryonnaire.

Sous le règne de Iaroslav le Sage, la puissance kiévienne connaît son plein épanouissement. Après avoir vaincu les Pétchénègues et écarté pour un temps la menace venue des steppes, le grand-prince élargit et consolide ses frontières de l’ouest. À l’intérieur, il travaille à perfectionner l’organisation administrative de son État. C’est à cette époque, également, que sont fixées les premières normes juridiques qui, complétées par les fils de Iaroslav, prendront le nom de Rousskaïa Pravda et deviendront, pour de longues années, la loi fondamentale de la Russie. La canonisation des deux frères du prince, Boris et Gleb, donne au jeune État chrétien ses premiers saints (1020). En mémoire de ces deux martyrs, Iaroslav instaure la « fête de la nouvelle Terre russe », célébrée six fois dans l’année (la principale fête se situant le 24 juillet).

Iaroslav le Sage est le véritable fondateur de la dynastie des Rurik, le chef d’un État qui, écrit Hilarion, « se fait connaître et entendre par toute la terre », ce que confirment les très nombreux voyageurs étrangers de ce temps. Le règne de Iaroslav marque à la fois, pour la Russie kiévienne, le sommet de la grandeur et le début de la décadence. Après la mort du prince, le pouvoir, dans la « nouvelle Terre russe », perd toute caractéristique « despotique ». Aucun des héritiers de Iaroslav ne détiendra « tout le pouvoir russe ». Peu avant de mourir, Iaroslav le Sage partage ses possessions entre ses cinq fils.

Chacun d’eux, de même qu’un neveu de Iaroslav, Vseslav, petit-fils de Vladimir le Soleil Rouge, reçoit un domaine : Iziaslav Kiev et Novgorod, aux deux extrémités de la « voie des Varègues aux Grecs » ; Sviatoslav, Tchernigov, Riazan et la lointaine Tmoutarakan ; Vsevolod, Pereïaslavl, Rostov, Souzdal et Bieloozero ; Viatcheslav, Smolensk ; Igor, Vladimir-Volhynsk ; le neveu, enfin, la principauté de Polotsk. La liste des terres qui leur sont échues en héritage montre d’abord l’envergure des possessions territoriales du grand-prince de Kiev. Iaroslav partage entre ses fils une immense puissance, s’étendant de la mer Blanche à la mer Noire. On est ensuite frappé par l’étroite corrélation entre l’âge de l’héritier et la richesse de la principauté qu’il reçoit. Plus il est vieux, plus il est riche. La grande particularité du régime de succession dans la Russie kiévienne est, phénomène unique en son genre, le principe de rotation. Les princes ne reçoivent des domaines en héritage que pour un temps. Si l’aîné vient à mourir, c’est le cadet qui prend sa place.

Analysant les causes de l’affaiblissement progressif, puis de la décadence de la Russie kiévienne, les historiens citent, parmi les plus importantes, le système politique fondé sur un régime de succession inconnu des autres peuples. La rotation, juste dans son principe puisqu’elle permet à chacun des fils de siéger à son tour sur le trône de Kiev, conduit dans la pratique, pendant près de deux siècles, à d’incessantes guerres fratricides. Plus le nombre des fils héritiers est grand, plus le partage et la rotation deviennent complexes. Des difficultés surgissent, que l’on pourrait surmonter en adoptant un système moins équitable. Si un père meurt avant d’avoir eu sa part de règne, ses fils sont rejetés de la hiérarchie. On voit donc apparaître une catégorie de princes-exclus (izgoi). En outre, l’ordre d’ancienneté ne sera jamais défini avec précision. On est contraint de prendre en compte l’ordre des générations (aînesse généalogique) et celui de la naissance (aînesse physique). La deuxième condition est particulièrement difficile à respecter. Vassili Klioutchevski la formule ainsi : l’oncle est d’ordinaire plus âgé que le neveu. Mais lorsqu’on a coutume de se marier tôt et de mourir tard, le neveu peut être l’aîné de son oncle. Alors, se pose cette insoluble question : qui doit l’emporter, de l’oncle plus jeune ou du neveu plus âgé mais de la génération suivante ? La plupart des guerres que se livreront les princes aux XIe et XIIe siècles, note l’historien, viendront « de conflits entre neveux plus vieux et oncles plus jeunes, entre aînesse physique et aînesse généalogique16 ».