Выбрать главу

Venu à l’histoire tsariste en spécialiste de l’Union soviétique, Michel Heller s’attache souvent, au fil de son récit, à souligner les permanences et les facteurs de continuité entre Russie tsariste et Russie soviétique et à multiplier les passerelles entre les périodes. Cette démarche est à saluer car, par-delà la parenthèse du siècle soviétique, il est plus que jamais aujourd’hui nécessaire de penser l’histoire russe dans une durée qui lui donne tout son sens.

L’ouvrage abonde en bonheurs d’écriture, en formules brillantes, et le rythme ne faiblit jamais. Sur une trame chronologique, Michel Heller introduit de-ci de-là dans son récit de brefs chapitres thématiques qui sont comme autant de respirations, de pauses introduisant des éléments de réflexion sur lesquels l’auteur veut attirer l’attention du lecteur, pour l’entraîner à sa suite dans sa démonstration. Ainsi par exemple, de ses « notices » sur l’eurasisme, sur le faux testament de Pierre le Grand ou sur le 14 décembre 1825, du chapitre intitulé « Pourquoi fallait-il que Pierre vînt ? » ou bien encore des portraits politiques et psychologiques qu’il consacre à Boris Godounov, à Elisabeth Ire, à Alexandre Ier… qui surprennent le lecteur et ajoutent encore au plaisir de la découverte.

L’Histoire de la Russie et de son empire traite essentiellement des questions politiques entendues au sens large (intérieures et extérieures) et ce au détriment d’autres aspects que d’aucuns pourraient juger plus novateurs. Ainsi, on n’y trouvera pas de réflexion systématique sur le développement économique et social de l’empire, sur son rayonnement culturel et peu de chose concernant l’histoire urbaine, la vie matérielle, l’essor des techniques, l’art et la science, l’histoire des images et des représentations. Ce choix s’explique aisément : en dépit de la taille conséquente de l’ouvrage, il n’entrait pas dans l’objectif de Michel Heller de livrer ici une histoire globale, une histoire « totale » de l’empire russe. Son projet – et sans doute faut-il voir là un écho à son parcours d’intellectuel soviétique emprisonné puis déporté et condamné à l’exil –, était plutôt d’écrire une histoire de l’État et de l’empire russes, susceptible de donner des clefs pour comprendre les périodes soviétique et post-soviétique.

Au fil de cette étude qui jamais ne perd de vue le XXe siècle, il s’agissait donc pour ce grand historien de se pencher sur la nature du régime autocratique, sur les relations nouées entre les monarques et les diverses classes sociales, sur le mode de fonctionnement de la société russe et, en parallèle, de rendre compte du processus qui a peu à peu fait de la Russie un empire. Toutefois, si le prisme d’analyse est essentiellement politique, d’autres questions, cruciales, affleurent dans l’ouvrage : ainsi de la puissance et du rayonnement international du pays, de la nature de l’identité russe et de son rapport au monde extérieur.

Bien sûr, depuis la parution de l’ouvrage en 1997, presque vingt ans se sont écoulés et d’autres travaux ont apporté des éléments de réflexion stimulants à notre connaissance de l’histoire tsariste1. On en sait aujourd’hui beaucoup plus sur l’organisation de l’empire russe, sur les rapports entre le centre et la périphérie, sur la nature complexe des liens entre Russes et minorités, sur la structure bureaucratique de l’État, ou bien encore sur les ressorts symboliques de sa légitimité. Mais ces nouveaux apports n’ôtent rien à l’intérêt du livre de Michel Heller : sa profondeur de champ, la richesse de ses analyses et l’élégance et la vivacité de sa langue dont la belle traduction d’Anne Coldefy donne la mesure (car Michel Heller a conçu et écrit son livre en russe), continuent d’en faire un ouvrage de référence irremplaçable.

Résumer l’Histoire de la Russie et de son empire tient de la gageure tant l’ouvrage est dense ; aussi, ne m’arrêterai-je ici qu’à quelques points.

Le livre compte deux parties, la première qui couvre l’histoire de la Russie de ses origines kiéviennes jusqu’à l’avènement de Pierre le Grand ; la seconde qui court du règne de Pierre jusqu’à la chute du régime tsariste en février 1917. Enfin, la conclusion, intitulée « De l’Empire à l’Empire », évoque les grandes phases de l’histoire soviétique et la chute du régime en 1991.

La première partie de l’ouvrage est sans conteste la plus riche et la plus fascinante car l’auteur s’appuie ici sur des sources peu connues – en particulier des chroniques anciennes qui n’avaient pas été traduites en français jusque-là –, et sur une historiographie d’une ampleur vertigineuse. Il rend minutieusement compte de l’émergence, en Russie du sud, du premier pôle politico-culturel russe constitué autour de la dynastie des Ruriki et montre avec précision comment ce pôle, largement pétri de références byzantines, s’est peu à peu individualisé et singularisé. L’ouvrage insiste sur le rôle des princes (Vladimir, Iaroslav), met en avant le dynamisme économique, culturel et religieux de la Russie kiévienne mais aussi les luttes intestines et les crises qui aboutissent au déclin de ce premier pôle russe tandis que les coups de boutoir mongols se multiplient. En parallèle, Michel Heller décrit bien l’ascension de la petite principauté moscovite et il souligne avec pertinence l’importance du facteur religieux dans son essor. Car tandis que la principauté se constitue et se renforce par le glaive, l’épée et la volonté de ses grands princes, sa survie face aux Mongols, puis son indépendance, ont eu très tôt partie liée avec la foi et l’Église orthodoxes.

Sur le « joug tatar », autre objet de débats passionnés dans l’historiographie russe, l’auteur a des pages particulièrement éclairantes : sans nier son impact politique, économique et social, il tend à relativiser la légende noire forgée par l’historiographie tsariste. Cette dernière en effet n’a eu de cesse de décrier l’occupation tatare afin d’exonérer les Russes de toute responsabilité dans le déclin de Kiev, dans l’isolement croissant de la Russie et son éloignement psychologique et politique de l’Europe. Or, sans nier la cruauté de l’invasion et le poids de l’occupation mongole, Michel Heller montre aussi que la petite principauté de Moscou sut tirer parti de cette occupation et réussit bientôt à s’imposer comme un nouveau pôle d’attraction et de rassemblement des terres russes, à se doter d’un État centralisé et finalement à se débarrasser du joug tatar en s’appuyant sur l’Église orthodoxe, instituant dès lors un lien consubstantiel entre sentiment patriotique et sentiment religieux. Par la suite, la chute de Byzance renforce encore les liens entre identité nationale et identité religieuse, en permettant à la Russie de s’ériger en « troisième Rome » et de développer un messianisme national qui va peu à peu devenir constitutif de « l’idée russe ».

L’ouvrage accorde une importance légitime au règne d’Ivan le Terrible – et tout particulièrement au mode de gouvernement répressif et au régime de terreur qu’il met en place ; mais il insiste aussi sur l’importance du Temps des Troubles, cette période souvent négligée ayant constitué au tout début du XVIIe siècle, et Michel Heller en fait la brillante démonstration, un moment clef où le pays ne dût sa survie qu’au ressort du sentiment national. Mais dès lors, et c’est crucial, ce dernier se teinte sinon de xénophobie, du moins d’une profonde défiance à l’égard de l’Europe : d’un côté, l’État aspire à se fermer aux influences extérieures qu’il juge néfastes et à se protéger de l’Occident ; de l’autre, sa volonté de se développer et de gagner en puissance militaire le pousse à s’ouvrir à l’Europe et à faire venir en Russie des milliers d’étrangers qualifiés qu’il tient cependant à l’écart de la population, de peur d’une éventuelle contamination idéologique, religieuse et culturelle : on le voit, et Michel Heller le démontre efficacement, cette oscillation et cette hésitation, entre la tentation de l’ouverture et celle de la fermeture à l’Europe, est ancrée dès avant le règne de Pierre Ier.